Théâtre

"Peau d'âne - la fête est finie", un titre fort et déterminé pour un spectacle époustouflant de grâce et d'intensité

Perrault, Grimm et bien d'autres, jusqu'à Jacques Demy et Catherine Deneuve, se sont emparés de l'histoire de ce roi qui, après que sa femme ait été emportée par la mort, décide de se marier avec sa propre fille. La princesse est alors obligée de se cacher sous une peau d'âne, devenir souillon, pour échapper à cet inceste, fuir dans la forêt des années durant, et finir par épouser un prince dans un mariage à tout casser avec son père, le roi, à qui elle a gentiment demandé le consentement comme une bonne fille respectueuse…



© Marc Ginot.
La version écrite à quatre mains par Marie Dilasser et Hélène Soulié, qui signe également la mise en scène, reprend le schéma de l'histoire originale tout en recadrant totalement les circonstances en les plaçant dans des repères contemporains. Le roi, la reine et la princesse sont devenus une famille bourgeoise actuelle, tout ce qu'il y a d'ordinaire et de patriarcale puisque le père travaille tandis que la mère aime chanter et s'occuper de leur fille unique.

Toute la suite de l'histoire est aussi replacée habilement dans notre époque. Mais si l'imagerie romanesque des rois, reines et fées a laissé place à un réalisme plus à même de provoquer une identification des spectateurs, toute une partie féérique a été développée dans la deuxième moitié du spectacle. Réalisme et fictions ne cessent de se chahuter, de rentrer parfois en collision à en faire des étincelles, et ce faisant de devenir révélateur des vérités tues et des silences pleins de cris.

© Marc Ginot.
Car c'est là que se niche tout l'objet de "Peau d'âne - La fête est finie", dans ce que l'on cache, ce que l'on tait. Ce qui se déroule dans le cercle familial, qui brise des vies par milliers et qui reste le plus souvent impuni, l'inceste. Pour parler de l'inceste à des enfants de 10, 11 ans, il faut posséder une belle délicatesse, c'est ce que fait ce spectacle. Le mot lui-même n'est prononcé qu'à la toute fin. Mais le public avec lequel j'ai assisté à la représentation, des scolaires de 6ᵉ et 5ᵉ, a compris de quoi il s'agissait depuis bien longtemps.

Ils étaient plus de 300 enfants de Montreuil et alentour à cette représentation. Et pourtant, il régnait dans la salle une écoute attentive, intense. Et soudain, comme un frisson qui parcourait cette foule dans une réaction instantanée à un mot, un geste au plateau. Puis à nouveau une profonde concentration, pour cette fois une rumeur forte, lorsque le père dit à sa fille à propos d'une robe : "Je veux que tu la portes pour notre nuit de noce". Et plus tard, une ébullition encore plus forte lorsque la fille dit : "Il met partout ses mains sur mon corps". On ressentait dans ce public si jeune une belle fascination pour le spectacle qui se déroulait, mais également une compréhension très vive du drame qu'il racontait.

© Marc Ginot.
Aussi, je n'ai parlé pour l'instant que du fond de la pièce, mais les créatrices de ce spectacle ont imaginé un style de jeu, une mise en image, pleine de fantaisie, de lumières et même d'illusions. Perruques, maquillages, habits et accessoires, ainsi que jeux de lumières, sont complètement délirants pour certains personnages, certaines scènes. Dès le début, dans cette famille tout ce qu'il y a d'ordinaire, le jeu des interprètes tire par moment vers la gestuelle des automates pour rendre compte de toute l'artificialité de cette vie. Ensuite, lorsque la jeune fille s'enfuit, décors, costumes et personnages semblent tous sortis d'un entre-monde Tim Burtonien et Lewis Carrollesque. Hauts en couleur, hauts en parole, vivants et extrêmes, des personnages pleins de fantaisie, de grandeur et de traits marqués.

Et encore faut-il parler de la scénographie d'Emmanuelle Debeusscher et Hélène Soulié qui ne cesse pas d'évoluer, de se transformer, alternant les ambiances par des jeux d'éclairages et des projections qui font découvrir les parts cachées de certains personnages. Ce sont également des tombées de rideaux qui agissent comme des deus ex machina, des meubles qui se déplacent seuls et des perspectives qui s'ouvrent ou se resserrent suivant les sensations de liberté ou d'oppression générées par l'histoire.

© Marc Ginot.
Un mot également sur les interprètes dont beaucoup jouent plusieurs rôles, habilement méconnaissables à chaque fois, qui, toutes et le père, sont extrêmement précises dans leurs jeux sans jamais, à aucun moment, infantiliser les spectateurs.

Cette version du conte, modernisée, plus rugueuse et plus âpre, permet de donner à entendre plus concrètement ce dont il est question. Sans perdre pourtant la fantaisie initiale, elle débouche sur une autre fin, une fin dans laquelle le roi, ce père, finit questionné, finit jugé pour le mal qu'il a fait subir à son enfant. Tandis que l'enfant, Peau d'âne, qui n'a pas plus de nom ici que dans les autres versions, sinon qu'on l'appelle "mon cœur", "mon canard" ou "mon bouchon", retrouve grâce à ses rencontres, grâce à ce jugement, la parole, l'appétit de vivre, la liberté.

Le but d'Hélène Soulier et de Marie Dilasser, dans ce projet, est bien de donner aux enfants qui verront ce spectacle des clés pour leur permettre de déceler ces violences chez leurs camarades, pour leur permettre aussi de briser le silence qui enferme celles et ceux qui les subissent.

© Marc Ginot.
Il y a aussi cette juste envie de revenir questionner les sources de l'éducation romanesque enfantine pour en arracher, comme de la mauvaise herbe, toutes les racines de ce patriarcat qui exempte les rois de toutes punitions alors que les victimes de leurs mauvais désirs sont punies par elles-mêmes ou par la société. Le père n'est-il pas qualifié par la juge du triste syndrome de "patriarcatite" ?

Le joli but de ces deux créatrices est de tenter l'émergence de nouveaux récits à destination des futures générations, "pour tenter d'inventer un avenir désirable".
Un beau spectacle pour une belle quête. Et vice versa.
◙ Bruno Fougniès

"Peau d'âne - la fête est finie"

© Marc Ginot.
Conception et mise en scène : Hélène Soulié.
Texte : Marie Dilasser en collaboration avec Hélène Soulié (texte publié aux Éditions Les solitaires intempestifs).
Assistante mise en scène : Chloé Bégou.
Avec : Lorry Hardel, Claire Engel, Lenka Luptakova, Nathan Jousni, Fanny Kervarec, Julien Testard.
Scénographie : Emmanuelle Debeusscher et Hélène Soulié.
Création vidéo : Maïa Fastinger.
Création lumière : Juliette Besançon.
Composition musicale : Jean Christophe Sirven.
Création costumes : Marie-Frédérique Fillion.
Perruque et maquillage : Marie-Frédérique Fillion et Jean Ritz.
Régie lumière - vidéo : Fanny Lacour et Émilie Fau.
Régie son - vidéo : Guillaume Blanc.
Régie plateau : Emmanuelle Debeusscher, Marion Koechlin.
Régie générale : Marion Koechlin.
À partir de 10 ans.
Durée : 1 h 20.

Du 14 au 22 octobre 2024.
Lundi 14 à 20 h, mardi 15 et vendredi 18 à 10 h et 14 h 30, jeudi 17 à 14 h 30, samedi 19 à 18 h, dimanche 20 à 17 h, lundi 21 et mardi 22 à 15 h.
TPM - CDN, Salle Jean-Pierre Vernant, Montreuil, 01 48 70 48 90.
>> theatrepublicmontreuil.com

Tournée
27 au 29 novembre 2024 : Théâtre de Lorient - CDN, Lorient (56).
22 au 25 janvier 2025 : MC93 - Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny (93).
22 au 25 mai 2025 : Théâtre Nouvelle Génération - CDN, Lyon (69).

Bruno Fougniès
Jeudi 17 Octobre 2024
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