Avignon 2024

•Off 2024• "1984"… 1984 et 2024, deux dates qui vont très bien ensemble, très bien ensemble

Lorsqu'en 1949 est publié le roman futuriste "1984" du britannique George Orwell, personne n'aurait pu envisager que la dystopie dénoncée deviendrait la réalité annoncée en 2024… du moins celle contre laquelle les participants de "La nuit d'Avignon" – nuit du 4 au 5 juillet –, réunis dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes transformée pour l'occasion en agora politique, se sont mobilisés pour faire barrage… Le Collectif 8, (re)connu pour son art de la transposition théâtrale d'œuvres littéraires (cf. "La Religieuse" de Diderot, "Le Château" de Kafka…), propose ici une forme "éblouissante" où l'image numérique trouve tout son sens en nous propulsant corps et biens au cœur de notre actualité brûlante.



© Meghann Stanley.
Comment, à l'ère de la vidéosurveillance généralisée érigeant les caméras au rang de viatique sécuritaire (cf. les J-O de Paris - juillet 2024), ne pas frémir en découvrant que Winston Smith (le protagoniste du roman de George Orwell) ne doit la possibilité d'écrire son journal intime (acte de rébellion caractérisée) qu'à une anomalie de son appartement… un renfoncement imprévu le mettant hors de vue de la caméra espionnant jour et nuit les citoyens jusque dans leur espace privé… Pas surprenant alors que, pour évoquer ce monde de surveillance numérique généralisée, les vidéos de Paulo Correia aient été choisies pour constituer la trame passante du dispositif scénographique, toile de fond au jeu des comédiens.

Un corps informe, recroquevillé, inerte, émerge d'une semi-obscurité. Les câbles auxquels il est arrimé vont le soulever comme un fétu de paille et faire ballotter ses membres, sa tête, comme il en serait d'une marionnette à fils. Quant au manipulateur, s'il est hors champ, son omniprésence est actée par les messages diffusés par le flux torrentiel d'images et les hautparleurs hurlants. "La guerre est une paix, la liberté est un esclavage, l'ignorance est une force", peut-on lire en lettres majuscules défilant sur le fond d'écran. Ce mantra construit d'antithèses, une double pensée martelée à l'envi au service du nouvel ordre, désorganise toute réflexion logique, livrant le peuple au pouvoir d'un mystérieux gourou ressemblant étrangement au portrait du Führer placardé sur les murs en ruine de la cité décomposée.

© Meghann Stanley.
Flash-back… Winston Smith (remarquablement incarné par Damien Rémy) va "revivre" en direct son existence passée au crible des interrogatoires menés par un certain O'Brien (joué subtilement par Paulo Correia, le vidéaste), un membre du Parti intérieur. Toute son existence passée en revue dans le menu détail, tout ayant été méticuleusement répertorié avant d'être archivé dans la mémoire numérique de l'État providence du Continent Océania, un des trois blocs où, dès leur plus jeune âge, les enfants sont formatés pour dénoncer leurs parents au moindre manquement à la Loi, où la sexualité est châtiée en tant que manifestation d'un désir individuel incompatible avec le bien collectif.

Sous le choc de décharges électriques de plus en plus intenses, le corps de Winston Smith se convulse et les aveux attendus adviennent : "J'ai tout confessé… Membre d'une organisation rebelle, je suis l'ennemi du Parti". Mais les aveux ne suffisent pas, faut-il encore que les souvenirs soient remodelés de fond en comble, car "qui commande le passé commande le présent. Vous avez refusé de vous soumettre à la réalité, celle du présent". Et de poursuivre l'interrogatoire sur un ton paternaliste : "Je vous sauverai. Je vous rendrai sain"… On pense aux camps de rééducation des pays totalitaires où sont déshumanisés les résistants de tous poils, ou encore, dans notre pays de France, au projet de partis de droite et d'extrême droite de rééduquer "pour leur bien" les délinquants en les enfermant derrière les murs de centres d'accueil régis par des militaires… Dans le beau pays d'Océania, "le Ministère de l'Amour vous veut du bien", aussi veillera-t-il avec un zèle scrupuleux à extirper les souvenirs de W.S. pour les "reconditionner" aux normes en vigueur.

© Meghann Stanley.
Ainsi, lorsque W.S. soumis aux préliminaires du protocole de la rééducation, confessera une hallucination – celle d'une excitante jeune femme asexuée portant nouée autour de ses reins la ceinture rouge du Parti –, il revendiquera d'abord ce crime par la pensée, dût-il être fusillé pour avoir eu l'impudence d'avouer être un sujet désirant. O'Brien, magistral et patelin, l'invitera alors à respirer calmement pour évoquer dans leurs menus détails les souvenirs attachés à cette jeune femme, Julia (Judith Rutkowsky, à l'unisson de ses complices au plateau) avec qui il formait couple dans la rébellion. Car, les aveux de W.S. ne suffisent pas, faut-il encore faire émerger en lui les souvenirs pour les retravailler ensuite (comme on retoucherait des photographies) en leur donnant les couleurs passées au tamis du présent normé. "Des détails Winston, sinon je ne peux pas vous guérir…".

Conditionner, déconditionner, reconditionner… Apprendre à hurler avec les loups serviles lors des deux minutes de la haine, exercice quotidien institué auquel nul ne peut échapper. Consolider cet apprentissage lors de la semaine de la haine. Et pour les récalcitrants, dont font partie Winston et Julia, rééduquer, reformater, éliminer… La rééducation de Winston avance – "Nous sommes des criminels, nous commettons l'adultère" –, mais est encore imparfaite, car il refuse l'idée d'avoir à se séparer de Julia…

© Meghann Stanley.
Humiliation de celui qui, mis à nu au propre comme au figuré, est soumis au diktat du Parti qui, s'il dit que la terre est plate, c'est que la terre est plate. Cynisme d'O'Brien qui lui révèle que le livre de Goldstein, prétendu ennemi numéro 1 du peuple d'Océania, c'est lui qui l'a écrit pour mieux cristalliser la haine. Terreur de celui à qui on promet l'armée de rats défilant en gros plan sur l'écran pour dévorer ses organes. Aussi, quand, brisé, Winston consentira à abandonner Julia, une première étape sera-t-elle franchie… Mais, malgré ses progrès incontestés, la petite étincelle qui lui aurait permis de "guérir" ne s'est pas produite. D'où la chute, où défilent des vidéos de son enfance rêvée quand une déflagration nous renvoie au début…

Le monde selon Big Brother… Un monde dans lequel la police de la pensée se double d'un appauvrissement de la réflexion, se traduisant par l'institution d'une novlangue réduisant les mots et la syntaxe à leur portion congrue, et la musique à une machine chargée de la "fabriquer". Un monde où le matraquage systémique de la propagande déferle comme un tsunami, noyant toute velléité de critique autonome… Le monde prisé par un animateur populiste comme Cyril Hanouna et par un Bolloré, magnat d'un empire de presse, réunis dans la même affiche sous la protection du sourire carnassier de prédateurs d'extrême droite…

© Meghann Stanley.
Pour que l'univers fictionnel de cette adaptation de haut vol du roman écrit en 1948 par George Orwell ne devienne pas la réalité d'aujourd'hui, le Théâtre hybride du Collectif 8 associant avec bonheur le flux incessant d'images numériques et le jeu corporel apparaît comme non seulement salutaire, mais témoigne d'un engagement artistique propre à nous réjouir. Un pur plaisir… "des sens".
◙ Yves Kafka

Vu le jeudi 4 juillet à La Factory – Théâtre de L'Oulle, à Avignon (84).

"1984"

© Meghann Stanley.
D'après George Orwell, Collectif 8.
Mise en scène : Gaële Boghossian.
Création Vidéo : Paulo Correia.
Avec : Paulo Correia, Damien Remy et Judith Rutkowsky.
Musique : Benoît Berrou.
Lumières : Samuele Dumas.
Costumes : Emma Aubin.
Scénographie : Collectif 8.
Diffusion : Vanessa Anheim Cristofari.
Durée : 1 h 40.

•Avignon Off 2024•
Du 29 juin au 21 juillet 2024.
Tous les jours à 17 h 10. Relâche le mardi.
La Factory, Théâtre de l'Oulle, 19, place Crillon, Avignon.
Réservations : 09 74 74 64 90.
>> theatredeloulle.com

© Meghann Stanley.

Yves Kafka
Lundi 8 Juillet 2024
Dans la même rubrique :