Théâtre

"Mon amour de grillage" Dire, partager la réalité de "l'arène carcérale" en 3D

Valérie Durin, diplômée d'État de l'enseignement du théâtre, est chargée, de cours à l'Institut des Études Théâtrales (IET) Sorbonne Nouvelle. Autrice, comédienne depuis 1985 et metteuse en scène, elle crée ses propres pièces (une quinzaine) et répond à des commandes d'écriture. À la découverte des hommes, des femmes, des événements déterminants, son théâtre s'accroche au réel avant tout. L'acteur et sa fantaisie sont au centre, l'écriture emprunte, transforme, "raccommode" comme un jeu de construction. La dramaturgie devient à la fois outil de connaissance et véhicule d'émotions.



Préférer l'homme à sa légende, balayer la méconnaissance à la lumière des expériences, elle questionne en s'amusant. Cela fait une dizaine d'années qu'elle tente de conjuguer théâtre et prison en organisant des ateliers à la maison d'arrêt d'Auxerre et à la prison de Joux-la-Ville en mettant en place une aventure théâtrale sur plusieurs mois. Mais à raison d'une séance hebdomadaire, avec des personnes condamnées à de longues peines, cela devient parfois le parcours du combattant.

Et surtout, elle y a découvert l'inverse de ce qu'elle imaginait : "là où j'attendais l'immobilité, j'ai découvert un milieu toujours en mouvement et, alors que je prévoyais de l'agressivité, j'ai vu des personnes calmes, souriantes, patientes, ennuyeuses ou ennuyées, ayant soif de savoir, de comprendre, de connaître, avec l'urgence de partager, de débattre là où je pensais ne trouver que résignation, obscurité et repli sur soi "(sic).

"Mon amour de grillage" est une histoire réelle, comique, mais aussi malheureusement désespérante vécue par Valérie Durin elle-même dans une prison française en 2020. C'est l'histoire d'une animatrice culturelle qui se débat pour mettre sur pied une pièce qui, si tout va bien et que la machine administrative fonctionne à peu près correctement, pourra se dérouler dans une vraie salle de spectacle hors les murs.

Odja LLorca et Fabrice Gaillard © Lina-Jaade Soulard.
C'est aussi l'évocation des surveillants condamnés à cacher leurs émotions du fait de la frénésie complexe des bureaux à l'étage du SPIP. Sans oublier la bataille constante de la coordinatrice culturelle qui aimerait placer des activités dans des conditions sanitaires et pénitentiaires ardues.

Cette écriture naît comme un amour de vacances, subrepticement. Au cours des circulations entre les grillages des hommes et des femmes détenus, des rencontres furtives, interdites, quelques secondes au grillage pour mémoriser le numéro d'écrou de la fille ou du gars, comme on prendrait ton 06.

Seulement ici, pas de téléphone autorisé pour apaiser l'angoisse d'un amour naissant.
Alors commence la danse administrative. L'autre grille ! On prend rendez-vous chez la C-PIP (Conseillère Pénitentiaire d'Insertion) et on fait une demande de PACS avec ce numéro d'écrou. Parce que qui dit PACS, dit parloir et bientôt parloir privé. Ensuite, on défait le PACS et on en demande un autre.

Fabrice Gaillard et Valérie Durin © Lina-Jaade Soulard.
L'amour de grillage de la pièce, c'est celui d'Hajira qui, depuis qu'elle est arrivée à l'atelier-théâtre enfin mixte, bouscule les uns et les autres y compris elle-même. Elle est autorisée à côtoyer Sergio et ces deux-là ont demandé à se pacser. Mais l'amour en prison connaît souvent une fin aussi brutale que son commencement.

La mise en scène de "Mon amour de grillage", orchestrée par Valérie Durin interprétant elle-même le rôle de l'animatrice culturelle, exploite avec une grande adresse et une grande subtilité les dérives incontournables de la bonne marche nécessaire des choses, lesquelles empêcheront largement que le spectacle avec les détenus puisse peut-être avoir lieu.

Peut-être ! Car beaucoup d'espoir, d'engagement et de temps sont consacrés à ce projet, mais la réalité du terrain est malheureusement toute autre. Et il faut s'en accommoder, faire avec. Pas le choix…

Les propos de la pièce sont forts comme des coups de gueule. Des coups de gueule comme on en pousse quand on n'en peut plus, quand on explose, ou qu'on est au bout du rouleau. La peinture du milieu carcéral y est brossée de manière très exhaustive, clairvoyante et juste.
(Nous pouvons en témoigner pour avoir, nous aussi, mené à la prison de Fresnes un atelier d'écriture chaotique, mais mémorable.)

Odja LLorca et Fabrice Gaillard © Lina-Jaade Soulard.
Valérie Durin travaille toujours de la sorte, brillamment et de façon érudite. Chacune de ses créations révèle une somme de travail de recherches considérable. Elle l'a fait aussi avec un autre spectacle qui fait écho à celui-ci, "Numéros d'écrou" interprété avec brio par quatorze comédiens amateurs de sa Compagnie auxerroise" Les Prétendants".

Dans "mon amour de grillage", les paroles des uns et des autres, via les quatre comédiens détenus, percutent les esprits des spectateurs qui oscillent entre émotions, sourires, rires, mais aussi indignation ou révolte. Incompréhension parfois.

Mais rien n'est inventé dans ce spectacle qui parle de la réalité de "l'arène carcérale" en 3D, le tout ne laissant guère le spectateur indifférent, loin de là. Cette arène carcérale dans laquelle un individu est projeté parfois du jour au lendemain parce que sa vie en a décidé ainsi. Tout a été vécu dans cette pièce, de nombreuses situations expérimentées mises sous scellée de la pensée créatrice de l'autrice, peaufinées avec grand soin d'écriture, et transposées avec une sensibilité toute particulière.

C'est d'une qualité vertigineuse. Différents tableaux s'enchaînent sans aucun écueil, ne laissant que très peu de temps aux spectateurs pour s'endormir.

Valérie Durin © Lina-Jaade Soulard.
Le jeu des trois comédiens aux solides formations d'acteurs que Valérie Durin a choisis pour l'épauler dans ce projet est taillé au cordeau : Lina Cespedes, Odja Lliorca et Fabrice Gaillard. Chacun d'entre eux endosse tour à tour des rôles différents et propose un regard très affûté et exhaustif sur le milieu carcéral : un milieu dans lequel "la loi n'est pas appliquée" (sic), où les surveillants affichent un état d'esprit délétère qui nuit aux détenus dans leur ensemble, où le devoir de réserve est notoire alors que pourtant la parole est nécessaire voire primordiale.

"Ici, j'ai un temps illimité pour penser, mais je n'invente rien", dira un détenu. Cette pensée de détenu, entre autres, aura probablement marqué les spectateurs car, de façon très condensée mais fort subtile, Valérie Durin aborde aussi en filigrane la force et les pouvoirs du théâtre et de sa pratique. Ici ou dans "l'autre monde". L'allusion est brève, mais bien entendu extrêmement pertinente et nécessaire.

La mise en scène de cette pièce d'une heure trente est finement orchestrée au gré de simples chaises déplacées à vue pour simuler les différents lieux. Un joli chant d'Odja Llorca apporte un brin de poésie et de légèreté et dépoussière l'ambiance pour espérer en filigrane une possible transformation de cet univers fort peu connu du grand public.
Univers dans lequel il faut être entré pour le comprendre tout à fait !

"Mon amour de grillage"

Texte et mise en scène : Valérie Durin.
Avec : Lina Cespedes, Fabrice Gaillard, Odja Llorca, Valérie Durin.
Création son et dispositif : Jean-Marc Istria.
Graphisme : Sophie Torcol.
Production : Arrangement Théâtre.
>> arrangementtheatre.com

Ce spectacle a eu lieu du 20 janvier au 23 janvier 2022.
Théâtre de l'Épée de Bois, Salle de répétition (Studio), Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e.

Brigitte Corrigou
Lundi 31 Janvier 2022
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