Théâtre

"Les Mystères de Paris" L'incroyable adaptation du roman-fleuve d'Eugène Sue !

Adapter la fresque littéraire d'Eugène Sue (1804-1857) – plus de mille pages et une multitude de personnages – est un pari audacieux. Sous la forme d'une comédie musicale et sur une scène grande comme un mouchoir de poche, carrément une folie. Patrick Alluin, Éric Chantelauze et Didier Bailly ont pourtant su relever le défi avec maestria.



© Fabienne Rappeneau.
Si le Théâtre de la Huchette à Paris est célèbre dans le monde entier pour y jouer depuis 1957 "La Cantatrice chauve" et "La Leçon" d'Ionesco dans leurs mises en scène d'origine, il affiche également, en troisième partie de soirée, un spectacle de création, le plus souvent musical. Franck Desmedt, son intrépide directeur, aimant les aventures théâtrales peu banales, ce n'est rien moins qu'une adaptation du célèbre roman d'Eugène Sue, récit à rallonge publié sous forme de feuilleton dans Le Journal des débats, entre juin 1842 et octobre 1843, qui se joue aujourd'hui.

Il est vrai que le petit plateau en a vu d'autres et l'on se souvient notamment d'une mémorable adaptation des "Aventures de Huckleberry Finn" (1884), le grand roman picaresque de Mark Twain (1835-1910). "Huckleberry Finn, le musical" nous entraînait, à la suite des deux fuyards Huck et Jim, dans le sud esclavagiste et raciste de l'Amérique, quelques dizaines d'années avant la guerre de Sécession. La magie opérait pleinement et nous quittions sans plus de questionnement le Vᵉ arrondissement de Paris pour les rives du Mississippi, avec ses tempêtes, ses brouillards terrifiants, ses maisons flottantes, et les nombreux personnages rencontrés en chemin par les deux héros.

© Fabienne Rappeneau.
Didier Bailly et Éric Chantelauze étaient déjà de la partie, le premier, co-auteur de l'adaptation, signait les musiques, et le second, les paroles des chansons. Plonger aujourd'hui dans les ruelles parisiennes infestées par la pègre au milieu du XIXᵉ siècle pour suivre les aventures du beau et mystérieux Rodolphe n'avait donc rien d'impossible pour les deux compères. Et puis qui a dit "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait." ? Mark Twain. Tiens donc…

Mais revenons aux "Mystères de Paris". Conçu initialement comme un roman en deux volumes, le récit est finalement publié, on l'a dit, sous forme de feuilleton, marquant l'émergence du concept de "série" dans la presse de l'époque. Et le succès populaire est tel que l'histoire se prolonge In infinitum, pour former, en fin de compte, dix volumes. Le récit regroupe près de 80 protagonistes à travers une trentaine d'intrigues. Toutes les couches de la société y sont représentées, de la plus haute aristocratie à la fange la plus vile. Le mélodrame amoureux y côtoie le thriller horrifique ; le suspense policier fait part égale avec la réflexion politique. Pamphlet social sur la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, il s'agit aussi d'un roman d'aventures dans lequel, de rebondissement en rebondissement, les événements s'y succèdent à un rythme ininterrompu.

Pour porter sur scène cette profusion d'intrigues, les adaptateurs ont gardé les situations qui leur paraissaient les plus intéressantes, et formé une seule histoire aux multiples rebonds et ramifications. Deux comédiens et une comédienne, tous trois chanteurs, donnent ainsi vie à une quinzaine de personnages, articulés autour de trois protagonistes principaux : Rodolphe, énigmatique aristocrate germanique, Fleur de Marie, fille des rues abandonnée, et Maître Ferrand, notaire crapuleux aux manigances coupables.

Mais de quoi s'agit-il au juste ? Car si ce roman fut un énorme succès en son temps, il faut bien avouer qu'il est un peu tombé dans l'oubli et que rares, aujourd'hui, sont ceux à l'avoir lu, même si certains ont peut-être vu l'adaptation qu'en fit André Hunebelle en 1962 avec Jean Marais.

Rodolphe, un riche homme déguisé en ouvrier, arpente les ruelles sombres de Paris à la recherche de François-Germain, le fils de Madame Georges, la fermière chez qui il a placé Fleur-de-Marie, une orpheline qu'il a arrachée des griffes d'un couple d'escrocs (dans le genre Thénardier). Tandis que l'aristocrate découvre les bas-fonds de la capitale, affronte escrocs et criminels, son passé ressurgit sous les traits de la comtesse Sarah Mac Gregor, son ancienne maîtresse… Il y a du Hugo et du Dumas dans l'air…

© Fabienne Rappeneau.
Saluons la mise en scène inventive de Patrick Alluin qui a l'art de nous faire oublier l'exiguïté du plateau, autorisant même rixes et combats ! Plutôt qu'une vision réaliste des rues sordides de Paris ou des salons surannés dans lesquels évolue la bonne société, l'univers visuel du spectacle est construit sur les sensations. De jolis drapés, en guise de scénographie, sur lesquels se déploie un savant jeu de lumières, évoquent tantôt l'intérieur, tantôt l'extérieur.

Quelques rares éléments de mobilier (une assise, une porte mobile) viennent de temps à autre rappeler une réalité plus concrète. Une petite lanterne judicieusement placée joue de la perspective, donnant un sentiment de profondeur. L'utilisation d'une porte latérale de la salle de théâtre pour les entrées et sorties des personnages permet d'agrandir l'espace, et de maintenir un tempo soutenu. Les idées ne manquent pas pour démultiplier les personnages et accentuer un rythme déjà bien présent dans l'interprétation.

Les passages musicaux apportent des respirations pleines de poésie, et aussi d'humour.
Les comédiens chanteurs (Lara Pegliasco, Simon Heulle et Olivier Breitman), tous trois excellents, sont tout aussi justes dans le jeu que dans le chant et leur agilité à passer d'un rôle à l'autre (et de costumes !) est impressionnante ! Aucun temps mort ! Ce magistral roman d'aventures ne pouvait trouver meilleure adaptation.
◙ Isabelle Fauvel

"Les Mystères de Paris"

© Fabienne Rappeneau.
D'après Eugène Sue.
Adaptation : Patrick Alluin, Éric Chantelauze et Didier Bailly.
Mise en scène : Patrick Alluin.
Musique : Didier Bailly.
Livret : Éric Chantelauze.
Avec : Lara Pegliasco, Simon Heulle, Olivier Breitman ou Arnaud Léonard.
Orchestrations : Paul Cépède, Marie-Anne Favreau.
Décor : Sandrine Lamblin.
Costumes : Julia Allègre.
Lumières : Laurent Béal.
Combats : Philippe Penguy.
Régie : Yves Thuillier.
Durée : 1 h 40.

À partir du 31 janvier 2025.
Du mardi au samedi à 21 h.
Théâtre de la Huchette, 23, rue de la Huchette, Paris 5ᵉ, 01 43 26 38 99.
>> theatre-huchette.com

Isabelle Fauvel
Lundi 10 Février 2025
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