Cirque & Rue

"Les Flyings" Envolées circassiennes à la recherche de l'unique indicateur de point fixe qui vaille...

Le pendule géant de Mélissa von Vépy a-t-il vocation à rivaliser avec celui de Foucault, ce physicien ayant gagné une notoriété éternelle grâce à un bout de ficelle brûlé libérant la chute d'un objet sur un plan d'oscillation variant avec la rotation de la terre ? Rien n'est moins sûr… Mais ce qui l'est en revanche - et on s'en réjouira -, c'est que le ballant, cet instant d'apesanteur illusoire du trapèze en suspension, encore appelé "le point mort", inscrit ici en motifs aériens les arabesques de cinq circassiens vibrionnant autour de son point d'attraction.



© Christophe Raynaud de Lage.
Avoir choisi pour nom de Compagnie "Happés" en dit long sur l'inspiration de la metteuse en scène des acrobaties en tous genres - terrestre et aérien - des circassiens au plateau. En effet, de création en création (on se souvient personnellement du choc de "VieLLeicht", vu au Carré-Colonnes en 2013, et de "l'Aérien" vu à Avignon en 2021), elle s'ingénie à se laisser aspirer/inspirer par des réflexions philosophiques et inventions poétiques constituant le terreau de ses spectacles à nuls autres pareils. Et même si, pour la première fois, elle n'est pas l'interprète flamboyante de ses fantasmagories, sa qualité de deus ex machina reste intacte.

Battant le temps comme un immense balancier mû par une force impériale, le trapèze descendu des cintres balaie l'espace de l'immense plateau où, à chacune de ses extrémités, un ponton de fortune est dressé. Sur l'un d'eux, cinq rescapés - du monde d'après ? - le contemplent, serrés les uns contre les autres, figés dans leur peignoir, l'air autant interrogateur qu'inquiet devant la répétition obsédante du même mouvement jusqu'à son point d'équilibre. Vont-ils oser se saisir de cette "bouée de sauvetage" pour affronter le vide d'existences énucléées en tentant de rejoindre l'autre rive, pourtant si semblable à la première…

© Christophe Raynaud de Lage.
Mais la vie est beaucoup trop tragique ("Dieu est mort, Nietzsche est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien", dixit Woody Allen) pour la prendre (trop) au sérieux. Aussi les comédiens circassiens vont-ils rivaliser de drôleries, harponnant au sens propre les deux pontons en les reliant entre eux par leurs allées et venues aériennes. Suspendus au trapèze, ils commentent le point mort du ballant comme une faille spatio-temporelle susceptible de rendre concrète l'idée même de contingence. Être ou ne pas être, la vie tout entière suspendue à un point mort… Magnifique allégorie que ce point d'équilibre précaire. Paradoxe "vivant" à jamais irrésolu.

Aussi peut-on comprendre que l'une des protagonistes soit prise de vertiges face à ce mouvement de l'âme, ce va-et-vient aérien propre à chambouler le cœur jusqu'à donner l'impression d'être au bord de vomir. Désertant pour un temps l'espace aérien, ils vont explorer l'autre dimension, celle du sol inondé d'eau. Reptations, glissements, élévations, tout est bon pour explorer les possibles d'une vie qui se conquiert au lieu de se subir. Et pourquoi ne pas avoir recours à la dive bouteille (à la mer) pour se sentir des ailes pousser et devenir autre chose qu'une carcasse ancrée dans le sol… Tenter, toujours et encore, sans force et sans armure comme le chevalier à la triste figure (cf. "La quête" de Jacques Brel), tenter de défier le destin d'existences soumises au diktat des lois de l'insupportable pesanteur. Devenir autre que ce que l'on "naît"…

Un filet gigantesque comme une voile descendue des cieux, une séduisante sirène arborant fièrement son buste nu en figure de proue, des poupées mécaniques glissant joyeusement sur le sol, des musiques explosives s'emballant à l'instar des corps gagnés par une euphorie palpable… À l'aune du fulgurant dernier tableau où, décomplexées, les envies libertaires ont de "haute lutte" trouvé droit de cité pour se donner à voir dans une nudité adamique, s'éclaire la trame des trajectoires ayant traversé en tous sens le plateau. Épiphanie d'un monde échappant à sa servitude volontaire, l'art circassien a outrepassé les pesanteurs de notre monde pour nous "élever" vers les vertus dionysiaques d'un Olympe jugé trop raisonnablement inaccessible.

© Christophe Raynaud de Lage.
Et l'on se met soudain à rêver… Et si le ballant, apparemment innocent du trapèze, indiquait ce "point fixe" à valeur hypnotique susceptible de nous faire reconsidérer de fond en comble le monde qui nous entoure… Le pendule de Mélissa von Vépy nous ouvre alors la voie vers des horizons d'attente ô combien plus désirables que ceux de la présente folie terre à terre, une boussole enivrante pour échapper à "cette pluie de fer, de feu, d'acier, de sang" s'abattant sur nos têtes désorientées.

Vu le mardi 15 mars à la Scène Nationale Carré-Colonnes, Carré des Jalles, Saint-Médard-en-Jalles (33).

"Les Flyings"

© Christophe Raynaud de Lage.
Mise en scène : Mélissa Von Vépy.
Avec, : Breno Caetano, Célia Casagrande-Pouchet, Sarah Devaux, Axel Minaret, Marcel Vidal-Castells.
Collaboration à la mise en scène : Pascale Henry (écriture, dramaturgie) et Gaël Santisteva (dramaturgie).
Son : Jean-Damien Ratel, Olivier Pot.
Lumière et régie générale : Sabine Charreire.
Scénographie : Neil Price, Mélissa Von Vépy.
Costumes : Catherine Sardi.
Régie son : Olivier Pot/Julien Chérault.
Durée : 1 h 10.
Production : Cie Happés.
À partir de 8 ans.

Créé le 5 février 2021 au Théâtre d'Arles - Scène conventionnée d'intérêt national Art et Création pour les nouvelles écritures, dans le cadre de la BIAC (Biennale Internationale des Arts du Cirque), Marseille.

>> melissavonvepy.com

Yves Kafka
Lundi 21 Mars 2022
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