Théâtre

"Le Bruit des Loups" Les illusions retrouvées… une fête des "sens"

Pour conter sa fabuleuse histoire de l'homme-enfant - qu'il cultive comme viatique des traversées désertiques du monde adulte - toujours prêt à s'émerveiller de ce que la nature peut provoquer d'imaginaire fertile, Étienne Saglio réinvente les paysages de nos rêves enfouis. Immergés dans une forêt peuplée d'animaux sauvages, en compagnie d'un petit renard farceur et d'un géant tout autant protecteur que soucieux de "faire grandir" l'enfance en chacun, nous errons au gré d'un ailleurs nimbé de magie poétique.



© Prisma Laval.
Pour nous introduire en ce monde hors sentiers battus, aux antipodes de nos univers bétonnés, un malicieux renardeau traverse l'avant-scène. Porteur d'une pancarte invitant à l'extinction des portables, il est l'ambassadeur d'une déconnexion salutaire. Désormais, rompant toutes amarres, on est prêt à s'envoler loin, très loin des pesanteurs vécues…

Sur l'échiquier noir et blanc d'un sol quadrillé de lignes rectilignes impeccables, un homme s'affaire à vouloir domestiquer une plante rebelle. Sécateur en main, il traque la moindre feuille fantaisiste qui aurait l'aplomb de ne pas s'intégrer à la forme parfaite du branchage. Obnubilé par la propreté ordonnancée du lieu, il balaie (ou tente de le faire…) toute feuille jonchant librement le sol. Ses efforts démentiels trouvent un écho dans ceux naguère déployés par un Charlot ou encore un Jacques Tati voyant le réel leur opposer ses lois physiques. Et ce, jusqu'à l'apparition d'un rat narguant effrontément son obstination appliquée.

© Prisma Laval.
À l'image des cartons employés dans le cinéma muet, la petite bête à fourrure - qui réapparaîtra de manière récurrente aux moments clés du récit, toujours avec la même ferveur - annonce alors un "flash-back". Et là, miracle spatio-temporel… on se retrouve au cœur d'une forêt épaisse, baignée de chants d'oiseaux se répondant les uns les autres, avec un enfant jouant à la marelle sur des carreaux renvoyant étrangement à ceux du tableau antécédent. Une balançoire abandonnée envahie par la végétation pend d'un arbre. Le trouble grandit lorsque l'on prend conscience que l'enfant qui s'égaye librement à l'air libre n'est autre que l'adulte contraint de l'épisode précédent.

Dès lors, les allées et venues entre les deux âges du même laisseront apparaître le désir carnassier de dévorer l'animal en soi, la prétention (in)humaine de dompter les fulgurances d'une végétation étonnamment vivante, autant de traits acquis contrastant avec la liberté jouissive des premiers âges où la nature, si effrayante puisse-t-elle parfois apparaître sous les traits d'animaux nocturnes, est une alliée accompagnant le petit d'homme dans sa croissance. Les apparitions créées en direct par la présence sur le plateau de vrais animaux et d'hologrammes aussi vrais que les premiers, concourent à halluciner le réel pour le tordre vers des dimensions poétiques échappant à la dictature des attendus présents.

© Prisma Laval.
Sous l'œil d'un géant aussi impressionnant que débonnaire, supervisant de son point de vue élevé le récit d'apprentissage, et accompagné de l'espiègle renard qui, tel un Diogène contemporain brandissant sa lanterne atemporelle, veille au bon déroulement des événements fantasmagoriques (danse corps à corps avec une créature végétale aux allures humaines, orage de pluie et de vent ressenti jusque dans la salle…), l'enfant va parcourir une à une les émotions fortes faisant de lui un "être de nature".

Aussi, lorsque la chute fera qu'il reprendra forme sous les traits de l'adulte inséré ayant refoulé sa culture naturelle, et balayant les feuilles mortes tapissant le sol de la somptueuse forêt pour faire apparaître les tristes carreaux de sa prison actuelle, un électrochoc s'ensuivra. Au-delà du plaisir premier délivré par cette onirique représentation portée par une enivrante musique, pour être si troublés, n'entretiendrions-nous pas des liens invisibles avec cette histoire, muette mais ô combien "parlante", si merveilleusement contée qu'elle susurrerait ses secrets à nos oreilles ensommeillées ?

Où sont nos racines d'antan pour foncer si aveuglément dans le mur dur comme le béton d'un monde peu enclin à reconnaître les prérogatives de la nature nourricière ? Comme quoi la force du poétique peut charrier dans ses plis un contenu propre à faire chavirer tous nos "sens"…

Vu au TnBA, Bordeaux, Grande salle Vitez, le vendredi 18 novembre 2022.
A été représenté du 16 au 19 novembre (avec des séances spéciales scolaires).

"Le Bruit des Loups"

© Prisma Laval.
Création et interprétation : Étienne Saglio.
Avec : Guillaume Delaunay, Bastien Lambert, Étienne Saglio.
Et les animaux : Émile et Pablo.
Scénographie : Benjamin Gabrié.
Musique : Madeleine Cazenave.
Création lumière : Alexandre Dujardin.
Création sonore : Thomas Watteau.
Conception et régie vidéo : Florian Debacq.
Création informatique : Tom Magnier.
Dramaturgie et regard extérieur : Valentine Losseau.
Jeu d'acteur : Albin Warette.
Regard extérieur : Raphaël Navarro.
Costumes : Anna Le Reun.
Conception machinerie et régie plateau : Simon Maurice.
Régie plateau, Louise Bouchicot.
Régie informatique, Nicolas Guichard.
Régie lumière : Alexandre Dujardin.
Régie son : Christophe Chauvière.
Régie générale et régie plateau : Benoit Desnos.
Coachs animaliers : Félix et Pascal Tréguy, Laura Martin.
Production Monstre(s).
Spectacle à partir de 8 ans.
Durée : 1 h.

Tournée
8 et 9 décembre 2022 : Opéra de Dijon, Dijon (21).
13 et 14 décembre 2022 : Théâtre Le Vellein - scènes de la CAPI, Villefontaine (38).
20 et 21 janvier 2023 : Théâtre André Malraux, Rueil-Malmaison (78).
31 janvier et 1er février 2023 : La Passerelle, Gap (05).
29 et 31 mars 2023 : Grand Théâtre de Lorient, Lorient (56).
Du 5 au 7 avril 2023 : Le Bateau Feu, Dunkerque (59).
Du 23 au 25 mai 2023 : MC2, Grenoble (38).

© Prisma Laval.

Yves Kafka
Jeudi 24 Novembre 2022
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