Lyrique

La "Didon" de Purcell, royale migrante au Festival d'Aix

Nouvelle production au Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence de l'opéra de Henry Purcell, "Didon et Enée". Enrichie d'un Prologue commandé à l'écrivaine Maylis de Kerangal replaçant la tragédie de la Reine de Carthage au plus près de l'effroyable actualité et son cortège d'exilés, la production de Vincent Huguet atteint avec une belle sobriété à l'universel.



© Vincent Pontet.
Les circonstances de la composition et de la création de ce premier opéra (ou peut-être à l'origine un masque, genre éminemment anglais) du compositeur britannique sont obscures. Mais il est avéré qu'il fut joué en 1689 dans un pensionnat londonien de jeunes filles. Doté par Purcell d'un prologue mythologique dont la partition musicale est perdue - de même que certains passages de l'opéra lui-même, nous avons l'habitude d'assister à une œuvre resserrée d'une heure, retraçant avec une rare efficacité dramatique les amours malheureuses de la reine Didon et du prince Enée. Le livret de Nahum Tate s'inspire en majeure partie du Chant IV de "L'Enéide" de Virgile, épopée inachevée sur les circonstances de la fondation de Rome par le prince troyen après la destruction de Troie par les Grecs.

Vincent Huguet, assistant de Patrice Chéreau et académicien au Festival d'Aix en 2011 dans l'Atelier Opéra en Création, a eu l'excellente idée de donner une résonance nouvelle au chef-d'œuvre baroque. Il a donc commandé à Maylis de Kerangal un nouveau prologue explicitant le destin de Didon (dans l'opéra) à l'aune de son passé qu'une jeune femme raconte.

C'est l'émouvante chanteuse malienne Rokia Traore, voix blanche et trouée de silences, qui l'incarne. Reprenant les éléments que les historiens ont avancés sur les circonstances de la fondation de la colonie de Carthage, l'écrivaine donne la parole à une des compagnes anonymes enlevées à Chypre sur ordre de Didon (ou Elyssa pour les Historiens).

© Vincent Pontet.
Accompagnée par la harpe-luth mélancolique de Mamah Diabaté-N'Goni, cette récitante révèle les facettes les plus troubles de l'héroïne purcellienne. Elle retrace les faits susceptibles d'expliquer la haine inextinguible des sorcières, qui par leurs agissements provoqueront le départ d'Enée et le suicide de Didon dans l'opéra.

À l'heure où les constellations apparaissent dans le ciel de Provence (redoublées sur le rideau du plateau), quand quelques lucioles et le vol des oiseaux de nuit en marquent l'heure sacrée, un cortège de femmes s'avance face au public du Théâtre de l'Archevêché. Drapées à l'antique, elles sont les compagnes éprouvées de la Récitante ; ces victimes de toujours des guerres et des catastrophes africaines.

L'obscurité à peine déchirée par quatre lampes drape ces femmes, qui ont été obligées - comme des millions de migrants de notre époque - de prendre la route de l'exil. Cette référence au drame contemporain sur la scène aixoise (auquel nul n'aura pu éviter de penser) se révèle très forte. Elle inscrit pleinement la mise en scène et l'œuvre dans la lignée de ce que son directeur, Bernard Foccroulle, a mis en œuvre pour l'avenir de l'opéra et du festival depuis son arrivée en 2007 : créer un art et une manifestation en prise avec son temps.

© Vincent Pontet.
Quand le rideau se lève sur l'opéra de Purcell proprement dit, une émotion nouvelle plane donc sur l'histoire éternelle de Didon et Enée. Les choix de la scénographie sont simples et beaux, faisant signe d'un point de vue dramaturgique. Ainsi les personnages se déplacent dans le port de Carthage sur un ponton (avec inclusion d'un chapiteau corinthien et d'une colonne grecque rappelant le mythe) évoquant aussi les murs qui s'élèvent désormais aux frontières méditerranéennes.

Dans la mise en scène épurée et graphique de Vincent Huguet, le ponton occupe la moitié de la scène sur fond d'océan et de ciel, évoqués par les poétiques lumières de Bertrand Couderc. Les beaux costumes mi contemporains mi antiques de Caroline de Vivaise contribuent aussi à ancrer les déchirements de la reine, émigrée venue de Tyr, dans une universalité signifiante.

Dans la fosse l'Ensemble Pygmalion, dirigé par Vàclav Luks, séduit dans cette partition faisant se succéder avec la volubilité ou la gravité idoines le pur lyrisme des lamentos et le brio des scènes de danses. L'orchestre manifeste dès l'ouverture un sens inné des contrastes et des climats. Se distinguent notamment le Continuo de Pierre Gallon, le clavecin de Ronan Khalil et d'Angélique Mauillon (également à l'orgue), le théorbe de Diego Salamanca et Josh Cheatham et la viole d'Antoine Touche (trois d'entre eux ont été membres de l'Académie du festival).

© Vincent Pontet.
Kelebogile Pearl Besong est une charismatique Didon qui promet beaucoup. Mais en ce soir de première elle se trouve prise constamment en défaut de justesse (attaques, ligne musicale et déclamation). L'étendue des moyens vocaux de la soprano sud-africaine impressionne quoi qu'il en soit dans cette prise de rôle*.

Ses conseillères (Sophia Burgos, Rachel Redmond) livrent un beau chant, de même que l'inquiétante Sorcière de Lucile Richardot convainc en malfaisant agent du destin. Si l'Enée du baryton Tobias Greenhalgh se montre un peu raide, le chœur de l'Ensemble Pygmalion brille constamment par l'éclat d'une riche vocalité. Il offre une superbe incarnation du peuple ou des marins de Carthage.

* Au moment de terminer cet article (le 9 juillet), nous apprenons que Kelebogile Pearl Besong se retire de la production pour raisons de santé. Elle sera remplacée par la mezzo Anaïk Morel.

© Vincent Pontet.
Du 7 juillet au 23 juillet 2018 à 22 h.
Retransmission en léger différé sur le site d'Arte Concert le 12 juillet à 22 h 35 et en direct sur France Musique à 22 h.

Théâtre de l'Archevêché.
26, Rue Gaston Saporta, Aix-en-Provence (13).
Tél. : 08 20 922 923.
>> festival-aix.com

"Dido and Aeneas" (1689).
Opéra en un prologue et trois actes.
Musique d'Henry Purcell (1659-1695).
Livret de Nahum Tate. Nouveau prologue de Maylis de Kerangal.
Durée : 1 h 30 sans entracte.

Christine Ducq
Mercredi 11 Juillet 2018
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