Théâtre

"L'Ours et Le Chant du cygne" de Tchekhov, zones de failles en zoo humain

Anton Tchekhov portait en lui le regard aiguisé de celui qui – ayant connu une éducation rude dispensée par un père épicier, fils de serf affranchi, violent et bigot – n'a eu de cesse de peindre sans concession les zones de failles du genre humain. Et si dès ses œuvres de jeunesse il s'y emploie, mêlant tendresse et humour au tragique du quotidien, le trait satirique n'en est pas moins fulgurant… Mais comment, près de cent cinquante plus tard, "représenter" ici et maintenant le monde de Tchekhov, russe du XIXe siècle, refusant toute illusion sur l'homme, la société et la religion ?



"L'Ours" © Guy Labadens.
C'est le défi que se devaient de relever le metteur en scène Jean-Pascal Pracht et ses complices, Héloïse Lacroix, Christian Loustau et Alain Raimond, acteurs du Théâtre du Lieu sans nom. En effet, si le "sujet humain" des deux pièces de jeunesse du dramaturge russe n'a pas vieilli d'un iota, le décorum, lui, a pris quelques rides… Aussi, quand le rideau se lève sur "L'Ours", la première pièce, découvrant un intérieur petit bourgeois à l'ancienne – celui de la veuve Elena Popova –, on se met à nourrir quelque appréhension : allait-on nous resservir une énième version en costumes d'époque, resucée à l'envi ? Et lorsque Louka, le vieux valet fidèle de Madame, allure altière, nœud papillon et tutti quanti, fait son entrée pour s'affairer autour du lustre en cristal descendant des cintres, on se met sérieusement à le redouter…

… sauf qu'il ne s'agit plus d'allumer les candélabres, mais de changer une ampoule grillée. On s'apercevra vite que les lourdes tentures ne sont là que tissus fluides de voile de crêpe noir, les mêmes dont se drape la séduisante jeune veuve éplorée pour, dans un montré-caché des plus suggestifs, (dé)voiler ses attraits troublants. Quant aux voiles des tentures, ils se révèlent de fragiles fétus de paille destinés à être volatilisés sous le souffle impétueux du désir gagnant contre toute attente Popova, la veuve inconsolable, et Smirnov, l'"exploitant" teigneux venu dare-dare lui réclamer l'argent que lui devait son mari défunt…

"Le Chant du Cygne" © Guy Labadens.
De même, l'interprétation de Popova, psalmodiant en boucle, comme on égrène un chapelet, son attachement ad vitam aeternam à son défunt mari l'ayant trompé à tire-larigot, jusqu'à, frisant de peu la pâmoison, griffer de ses ongles impeccablement faits le portrait de son cher disparu, prend l'allure exquise d'une farce contemporaine. Et l'interprétation "sauvage" de l'ancien lieutenant d'artillerie, fait propriétaire foncier bourré de dettes, et parcourant en tous "sens" le plateau, n'a rien à lui envier tant elle fleure le parfum d'une dérision exquise. Quant au couplet sur la nature superficielle de la femme, tenu par celui-là même qui se targue d'avoir connu "plus de femmes qu'elle de moineaux", des femmes, dit-il, qui "jeunes ou vieilles ne sont que des poseuses, des faiseuses d'embarras", il vaut son pesant de kopecks.

Pour ce qui est de la chute – quelque peu réécrite, certaines de ses répliques étant mises au goût du jour du combat pour l'égalité des sexes –, elle met en scène un savoureux duel aux pistolets Smith & Wesson propre à supplanter par son humour décalé les romances chères aux "foules sentimentales". Pari gagné…

Et, dans la pure tradition de "L'illusion comique" – la tragicomédie d'un certain Corneille mettant en valeur les vertus de la comédie pour mieux dévoiler le réel –, le couple d'acteurs de "L'Ours", travail accompli, traversera le plus ordinairement qui soit le plateau plongé dans la semi-obscurité de l'entracte pour rejoindre la sortie des artistes… Une vraie fausse sortie, jouée fort naturellement, propre à assurer une parfaite transition avec la seconde pièce mettant en jeu un vieil acteur imbibé d'alcool se réveillant au plus profond de sa nuit pour découvrir un théâtre vide…

Vassili Svetlovidov, le protagoniste du "Chant du cygne" passablement éméché, émerge peu à peu des ténèbres qui l'engloutissent au propre comme au figuré. Sculpté superbement entre ombres et lumières par Jean-Pascal Pracht, le corps de l'acteur donne voix à la détresse l'envahissant. Toussant, se raclant la gorge, crachant ses poumons, en bretelles et chemise dépenaillée, il offre entre rires et pleurs une image de l'artiste en décomposition.

Lucide, jusqu'en perdre la raison, il divague jusqu'à ressentir les frissons d'une vieillesse glaciale gagnant son être. "La vie, elle a passé", entre rires et drame on croit entendre là de manière prémonitoire la dernière réplique du vieux domestique de "La Cerisaie", ultime pièce du dramaturge. "La vie et la bouteille", se rattrape-t-il… au mur tant son état lui offre l'équilibre instable propre à déclencher le rire du spectateur en manque.

"L'Ours" © Guy Labadens.
Gueulant à tue-tête pour tenter de peupler sa solitude abyssale, il fait face à la fosse (du théâtre) où rôde la mort de ce qu'il fut : un artiste reconnu… Se parlant à lui-même, dans un flash-back retentissant, défilent alors ses quarante-cinq années données au Théâtre… En compagnie du souffleur, trouvant lui dans ce lieu un endroit où dormir, il va chevaucher les rôles qui lui ont fait tutoyer les étoiles… Le tsar Boris Godounov, le Roi Lear (le souffleur lui donnant la réplique du fou donne lieu à une séquence inénarrable de drôleries), et pour faire revivre le passé encore et encore, occulter le poids des ans et repousser la vieillesse ennemie, il incarne superbement Hamlet, le héros tragique par excellence…

Jusqu'à ce que la mémoire cruelle lui impose le souvenir de cette ravissante jeune femme, tombée raide amoureuse du jeune acteur qu'il était… mais se refusant pour autant à lui, l'homme jugé histrion grotesque. Depuis, il se vit comme un bouffon destiné à distraire un public tout aussi ingrat, "épousant" le regard de cet amour perdu à jamais. Et si le tragique prend alors le masque d'une franche rigolade entre les deux hommes, s'esclaffant de l'indécence qu'il y aurait eu à renoncer au Théâtre pour les yeux d'une belle, il n'en est pas moins palpable. Leurs rires résonnent comme celui de Dom Juan face à la statue du Commandeur, comme si l'anéantissement ne pouvait survenir que quand le rire se serait tu.

Pour notre part, nous rendrons grâce à cette représentation d'un Tchekhov plus vrai que nature dans son habillage faussement d'époque. En effet, la troupe du Lieu sans nom a su, avec grande justesse et superbe fantaisie, porter jusqu'à nous la lucidité corrosive du dramaturge russe recourant aux masques de la comédie pour distiller dans ses plis le tragique ordinaire.

Vu le samedi 18 mai 2024 au Théâtre du Lieu sans nom à Bordeaux.

"L'Ours et Le Chant du cygne"

"Le Chant du Cygne" © Guy Labadens.
Texte : Anton Tchekhov.
Mise en scène : Jean-Pascal Pracht.
Avec : Héloïse Lacroix, Christian Loustau, Alain Raimond.
Scénographie, lumière : Jean-Pascal Pracht.
Par la Cie Tiberghien.
Durée : 1 h 10.

Du 16 au 26 mai 2024.
Jeudi, vendredi et samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h.
Le Lieu Sans Nom, 12, rue de Lescure, Bordeaux, 09 54 05 50 54.
>> lelieusansnom.fr

Yves Kafka
Vendredi 24 Mai 2024
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