Lyrique

"L'Ombre de Venceslao", dans la lumière cruelle et fantasque du duo Matalon/Lavelli

Créé en octobre à l'Opéra de Rennes, "L'Ombre de Venceslao", un opéra commandé par le Centre Français de Promotion Lyrique, est une œuvre baroque et grinçante, fidèle à l'esprit de la pièce du dramaturge Copi, sa source. Sur une partition du compositeur Martin Matalon, Jorge Lavelli, librettiste aussi, met habilement en scène les tribulations d'une famille argentine dans les années quarante. Réunissant cinq jeunes chanteurs de grand talent, l'opéra tournera jusqu'en 2018.



Mathieu Gardon, Thibaud Desplantes, Sarah Laulan, Ziad Nehme © Laurent Guizard.
On connaît bien l'action du CFPL* que dirige Raymond Duffaut. Après la reprise des "Caprices de Marianne" de Henri Sauguet, l'association a décidé de passer commande d'une œuvre contemporaine. L'ambition est toujours de créer des tournées de ce spectacle pour soutenir la carrière de jeunes chanteurs, tout en fédérant les forces de nombreuses maisons d'opéra françaises - et étrangères aussi. Vingt-et-une représentations dans neuf opéras français (plus celles de Santiago et Buenos Aires) sont prévues entre 2016 et 2018.

Ainsi, directeurs et spécialistes ont choisi deux artistes argentins - et français d'adoption : le compositeur Martin Matalon, le metteur en scène Jorge Lavelli ; ce dernier créateur d'une pièce de Copi en 1999, "L'Ombre de Venceslao", choisie du coup pour devenir un opéra. Les théâtres lyriques réunis se répartissant selon leurs moyens la réalisation pratique de ce projet : décors, costumes, etc.

C'est donc à l'Opéra de Rennes qu'était dévolue, il y a un mois, la création de cette œuvre, profondément originale et à l'argument luxuriant comme un roman de Gabriel Garcia-Marquez ou de Luis Sepulveda. De fait, Jorge Lavelli a tiré trente-deux scènes et deux actes d'une pièce de Copi écrite dans les années soixante-dix et mettant en scène les aventures picaresques et tragiques d'une famille argentine dans les années quarante, celle du patriarche Venceslao.

Jorge Rodriguez, Estelle Poscio et Ziad Nehme © Laurent Guizard.
Venceslao perd sa femme Hortensia au premier acte, avec laquelle il a eu deux enfants, Lucio et China. Cette dernière ne rêve que d'une chose : partir avec son grand amour Rogelio… le fils illégitime que son père a eu avec sa maîtresse, brûlante comme la braise, Mechita. Mechita a un amoureux transi, Don Largui, qui suivra dans un voyage mouvementé les deux amants (Venceslao, le gaucho macho, et Mechita, vous suivez ?) à travers le continent latino, jusqu'aux Chutes d'Iguazu. Sur fond de rumeurs de coup d'État et de prise en main du pays par les Péronistes, il vaut mieux ne pas faire de vieux os dans cette vieille pampa argentine.

Sur scène, un cheval nommé Gueule de Rat, un perroquet persifleur et un singe évidemment très malin se joindront à une galerie de personnages hauts en couleurs, que défend superbement une équipe de jeunes chanteurs, musiciens et comédiens, emballants comme tout. Entre burlesque, absurde et mélodrame, l'opéra propose un riche voyage musical dans une mise en scène aussi inventive que concentrée, grâce à l'art fameux de Lavelli, qui n'est jamais aussi bon que quand il privilégie l'économie des moyens.

Estelle Poscio © Laurencine Lot.
Une succession de très beaux tableaux sublimement éclairés (par Lavelli et Jean Lapeyre) nous transporte ici et là, sur les talons de ces migrants magnifiques et dérisoires, happés par une nature inhospitalière ou une grande ville, miroir aux illusions (Buenos Aires).

Faisant appel à un large éventail de modes de chant (lignes chantées classiques, parlato, sprechgesang, duos, trios et quintettes) et fidèle à son esthétique compositionnelle propre - entre musique de chambre et poème symphonique - bruitiste, atonale et polymodale, Martin Matalon trouve l'inspiration non seulement dans ses influences françaises (il a travaillé avec Messiaen, Boulez et Murail) avec recours à l'électronique, mais aussi dans sa culture natale.

Outre le jazz, les couleurs d'un répertoire trempé au tango et au milonga (avec quatre bandonéonistes dans la fosse, sur scène à deux reprises) offrent son lot de dépaysement - même si l'impression générale, à l'écoute, ne bouscule pas les attentes de l'honnête spectateur d'opéras d'aujourd'hui.

Estelle Poscio, Mathieu Gardon et ZIad Nehme © Laurent Guizard.
Le quintette de jeunes chanteurs choisis sur concours ne déçoit pas, loin de là (la condition pour participer, outre les qualités de chanteur, est de ne pas avoir plus de trente-deux ans). Estelle Poscio est une China poétique et la mezzo Sarah Laulan une Mechita de feu, à l'investissement ébouriffant. Le baryton Thibaut Desplantes compose un Venceslao complexe et solide, tour à tour brutal et émouvant - bluffant dans sa scène finale de fantôme.

Le ténor libanais Ziad Nehme est un Rogelio attendrissant. Et le Don Largui de Mathieu Gardon imprime sa marque dans cet imaginaire baroque, ainsi que le baryton nous a habitués à chacun de ses spectacles. Fin, joueur en diable, ses accents nous électrisent ou nous font fondre avec ce personnage ridicule et pathétique, grâce à un timbre de bronze et une présence indéniable. Gageons que les orchestres des opéras, qui reprendront le spectacle, auront le talent de l'Orchestre symphonique de Bretagne (pour cette création mondiale), souple, intense, homogène.

* Le CFPL organise une quatrième édition de son concours "Voix Nouvelles" aux saisons 2017-2018 et 2018-2019.

Estelle Poscio, Mathieu Gardon et Thibaut Desplantes © Laurencine Lot.
Tournée
Opéra Grand Avignon, 10 et 12 mars 2017.
Centre Lyrique Clermont-Auvergne, 22 mars 2017.
Théâtre du Capitole de Toulouse, 2, 4, 7 et 9 avril 2017.
Opéra de Marseille, 7 et 9 novembre 2017.
Opéra Orchestre National Montpellier Languedoc-Roussillon, 26, 28 et 30 janvier 2018.
Opéra de Reims, 13 février 2018.
Opéra de Toulon Provence Méditerranée, 24 mars 2018.

>> Centre Français de Promotion Lyrique

"L'Ombre de Venceslao" (2016).
Musique de Martin Matalon (1958).
Livret en français de Jorge Lavelli.
Durée : 1 h 45.

Ernest Martinez Izquierdo, direction musicale.
Jorge Lavelli, conception et mise en scène.
Ricardo Sanchez-Cuerda, scénographie.
Francesco Zito, costumes.
Jean Lapeyre et J. Lavelli, lumières.

Thibaut Desplantes, Venceslao.
Ziad Nehme, Rogelio.
Estelle Poscio, China.
Sarah Laulan, Mechita.
Mathieu Gardon, Largui.
Jorge Rodriguez, Coco Pellegrini.
Germain Nayl, Gueule de Rat.
Ismaël Ruggiero, Le Singe.
David Maisse, Le Perroquet (voix enregistrée).

Thibaut Desplantes (Venceslao) © Laurent Guizard.
Bandonéonistes :
Anthony Millet, Max Bonnay, Victor Villena, Guillaume Hodeau.

Orchestre symphonique de Bretagne.
Max Bruckert, ingénieur du son.

Christine Ducq
Mardi 15 Novembre 2016
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