Théâtre

"Katharsis” de Dead Centre à Vienne dissèque le racisme en passant par l'anatomie et Antigone

Le duo Dead Centre revient avec leur troisième mise en scène à Vienne, cette fois-ci d'après un fragment du recueil "Les pérégrins" d'Olga Tokarczuk sur Joséphine Soliman (Safira Robens) qui se bat pour enterrer son père Angelo Soliman. L'enquête sur le cadavre du premier homme noir devenu un réputé dans la cour des Liechtenstein et de la franc-maçonnerie à Vienne s'ouvre à de nouvelles interrogations sur le racisme et la discrimination dans le temps de Mozart et ses empreintes à l'heure actuelle.



© Marcella Ruiz Cruz.
Le duo Dead Centre (Ben Kidd et Bush Moukarzel) présente cette nouvelle mise en scène à l'Akademietheater à Vienne après "L'interprétation de rêve de Sigmund Freud” et "Alles, was der Fall ist” d'après la philosophie de Ludwig Wittgenstein. Cette fois-ci, la matière est tirée d'un des récits du recueil "Les pérégrins" (en polonais : Bieguni, en allemand : Unrast) d'Olga Tokarczuk, publié en 2007 et traduit en français en 2010. Il s'agit de l'histoire de Joséphine Soliman se battant pour enterrer son père Angelo Soliman, ancien esclave né au Nigeria devenu un réputé dans la cour des Liechtenstein et dans la franc-maçonnerie à Vienne.

Joséphine lance une enquête, qu'elle poursuit avec la ténacité d'une Antigone, afin de découvrir le véritable état du cadavre de son père et arrive à la conclusion amère que le corps de celui-ci a été vidé de tous ses organes afin d'être conservé en tant qu'objet d'exhibition de la "Chambre des merveilles” (Wunderkammer) du Kaiser Franz Joseph II. Le message est clair : pour la société viennoise du XVIIIe siècle, l'idée d'offrir le cadavre d'un noir en tant qu'objet de "merveille" était acceptable. La vidéo de Sophie Lux, intégrant de nombreux gros plans pris par les caméras live (en collaboration avec Julia Janina Várkonyi et Andrea Gabriel), saisit l'essence même de la mise en scène en soulignant tour à tour l'ironie et l'égalité humaine fondée sur celle anatomique.

© Marcella Ruiz Cruz.
L'interrogation sur la question lourde du racisme commence ainsi par l'interrogation du corps et sur le corps dans un "théâtre anatomique". Ce dernier est ancré dans le temps de Mozart (oui, le grand virtuose est bel et bien présent de manière caricaturale, nonchalamment incarné par le magnifique Philipp Hauß), qui se dissout au fur et à mesure en intemporalité. Les décors de Jeremy Herbert, ayant comme centre une table d'opération sur laquelle repose un cadavre, et les costumes de Mirjam Pleines facilitent ce voyage dans les temps et les dimensions, permettant les actrices et acteurs d'incarner les anatomistes et les personnages du temps de Joséphine.

Les transitions des costumes, faites sur scène, font organiquement partie du déroulé scénique : les personnages fouillent et retirent des accessoires vestimentaires et scéniques du cadavre au centre de la scène, et transforme les personnages et les circonstances en fonction du temps et de la dimension représentés. L'éclairage de Marcus Loran, puisant dans l'esthétique du clair-obscur, achève l'essentiel par un minimalisme d'une grande élégance.

© Marcella Ruiz Cruz.
Safira Robens (Joséphine) se donne à fond pour incarner son personnage et n'hésite aucunement avec ses piqures de sarcasme et d'ironie, et la modernité de son incarnation s'ancre bien dans l'humanité du personnage. On ne peut qu'espérer qu'il existait une figure si forte dans le temps où l'éducation des femmes était un luxe. Ernst Allan Hausmann (chef anatomiste et Kaiser Franz Josef II), brisant habilement de temps en temps le quatrième mur selon les conventions du chœur de la tragédie antique, assure sa place centrale (ironiquement attribuée au rôle du chœur observateur) avec un attrait détendu et modéré.

Katrin Grumeth (Ismène et Magdalena, mère de Joséphine) fournit un contrepoids à Joséphine par l'expression des passions étouffées par la tradition et la tragédie. Johannes Zirner (l'Abbé Simon Eberle) se contente de rester dans la caricature, mais on n'en a rien à lui reprocher, étant donné la nature extrêmement restreinte de sa figure qui ne lui permet que cela.

Or, malgré le format prometteur et la réussite de l'aspect visuel, l'impact du spectacle n'est pas aussi puissant qu'il pourrait être. En raison de l'unidimensionnalité des personnages, tout d'abord, sans doute issue de l'accentuation excessive du côté ironique et parfois prédéterminé, qui estompe progressivement toutes les possibilités d'étendre la complexité. C'est bien drôle de représenter un Mozart qui tente de justifier sa représentation de Monostatos comme une "figure allégorique" et relativise par cela sa peur et son préjugé (raciste) qu'il projette sur son collègue noir, Angelo.

© Marcella Ruiz Cruz.
C'est aussi justifié de représenter un abbé tellement tranché de la réalité qui regarde la colonisation comme un fait "en soi". L'ardeur de Joséphine qui se heurte contre sa propre mère, étouffée par "les règles", est bien touchante. Cependant, ces éclats ne sont pas poussés jusqu'au bout et par conséquent restent… des éclats momentanés, dont l'impact est aussitôt oublié dès qu'un nouvel éclat surgit. Ce cadre problématique empêche les actrices et acteurs de dévoiler leur véritable potentiel.

La progression du spectacle qui commence la dissection du cœur et s'achève sur la peau promet également un grand potentiel. C'est tout à fait juste de se moquer et de condamner la discrimination fondée sur une distinction si superficielle. La mise en place de l'orientation et de l'intention du message, en ce qui concerne notre actualité, n'est pas bien dessinée, ce que fait que celui-ci se perd dans une accumulation de manque de nuances qui l'affaiblit. Ce message, alors que des informations et des réflexions critiques bien plus puissantes pourraient nous être livrées, nous laisse à la place une question : où se trouve la chaîne brisée qui empêche que la force du message ne nous frappe pas aussi fort qu'elle est censée le faire ?

© Marcella Ruiz Cruz.
Après, si l'on adapte une perspective plus optimiste, on pourrait se dire que la puissance du message n'est peut-être pas l'intention du spectacle. Et si c'était bien le cas, la conclusion microcosmique, qui rend l'identité du corps au milieu de la scène, est bien réussie. "Mmadi Make", nom de naissance d'Angelo Soliman, conclut le spectacle dans un rituel collectif qui recouvre la scène et la salle des spectateurs.

Vu le 6 avril 2023 à l'Akademietheater à Vienne, Autriche.

"Katharsis"

© Marcella Ruiz Cruz.
Spectacle en allemand.
Texte : d'après Bieguni d'Olga Tokarczuk.
Traduction allemande de Victor Schlothauer (Unrast).
Mise en scène : Dead Centre (Ben Kidd et Bush Moukarzel).
Avec : Ernest Allan Hausmann, Safira Robens, Katrin Grumeth, Philipp Hauss, Johannes Zirner, Julia Janina Varkonyi, Andrea Gabriel.
Dramaturgie : Alexander Kerlin.
Décors : Jeremy Herbert.
Costumes : Mirjam Pleines.
Musique : Kevin Gleeson.
Vidéo : Sophie Lux.
Éclairage : Marcus Loran.
Conseil de "Sensitivity Reading" : Daniel Romuald Bitouh.
Durée : 1 h 30.

Prochaines représentations :
25 avril, 30 avril, 11 mai et 29 mai 2023.
Éventuellement dans la prochaine saison à partir de septembre 2023.
Réservations sur le site du Burgtheater.
>> burgtheater.at

Lire aussi sur le précédent spectacle du Dead Centre >> "Alles, was der Fall ist"

Vinda Miguna
Vendredi 14 Avril 2023
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