Avignon 2024

•In 2024• "Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux"… et au bout de la nuit, l'ennui

Plein les yeux (époustouflantes vidéos défilant sur l'écran panoramique occupant tout le bas de la façade monumentale du Palais des Papes), plein les oreilles (nappes de musiques déferlantes), une belle idée (un personnage de fiction menant la danse en bousculant la marche d'une humanité par trop assoupie) et à 2 h du matin ("durée quatre heures avec entracte")… un bel ennui. Comme si la débauche de moyens convoqués (scénographie coûteuse, scénario se voulant complexe comme pour mieux afficher que l'on n'est pas là dans la facilité aliénante, ah non !) était inversement proportionnelle à l'effet produit. Un raté, certes splendide, salué respectueusement (la Cour a perdu beaucoup de sa pétulance originelle) par l'hémorragie silencieuse de spectateurs abandonnant le navire avant le naufrage annoncé.



© Christophe Raynaud de Lage.
Certes, convenons tout de suite que ce chapeau manque un peu (doux euphémisme) de nuances… Mais quand "le roi est nu", il est salutaire de lui faire savoir, sans allégeance, n'en déplaise à la doxa des irréductibles, afficionados s'applaudissant autant qu'ils applaudissent. Sans remettre nullement en cause la puissance de l'œuvre monumentale initiale de John Maxwell Coetzee, l'auteur d'origine sud-africaine nobélisé en 2003 et figure de proue de la lutte pour la désaliénation tous azimuts, on se doit de reconnaitre que le metteur en scène polonais, Krzysztof Warlikowski, sous l'emprise du personnage de l'autrice Elizabeth Costello, sortie de l'imaginaire flamboyant de Coetzee, en a perdu le contrôle dans la durée d'un spectacle qui s'étire, s'étire, à n'en plus finir.

Lorsque le personnage de papier ayant pour nom Elizabeth Costello naît en 1999 sous la plume de J. M. Coetzee (présent ce soir sur le plateau sous les traits d'un acteur), "elle" ne pouvait pas se douter qu'en 2024 elle serait l'invitée d'honneur d'un festival, l'exposant sous toutes les coutures (et elle en est riche…) sur la prestigieuse scène de La Cour d'honneur du Palais des papes. L'auteur (ou son fac-similé) avouant tout de go "Je n'ai plus de contrôle sur elle, elle s'invite dans mes romans et dans ma propre vie" – rajoutons, et sur un plateau de théâtre – décline (heureuse intuition…) par avance toute responsabilité sur la récupération à laquelle elle pourrait donner lieu… dont celle présente. Dont acte (… théâtral).

Et effectivement on la découvre par vidéo interposée dans la chambre de l'hôtel où elle est logée avec son fils avant de recevoir le prix (en l'occurrence un gros chèque..) littéraire qui lui a été décerné. En chair et en os, bien vivante quoique déjà abimée par les excès, dépassant le clivage homme-femme, peut-être chien elle-même, elle s'affale sur un divan, regrettant de ne pas avoir renoncé à la cérémonie… mais pas au chèque qui va avec, chèque que l'on aurait pu très bien lui envoyer par la poste… Ainsi, le personnage fictif (qui sera interprété successivement par plusieurs actrices), devenue personne, colle parfaitement à l'idée que l'on s'en faisait au travers du roman : un être iconoclaste à souhait.

© Christophe Raynaud de Lage.
Alors que sur un écran la journaliste ayant interviewé Elizabeth Costello visionne l'enregistrement en compagnie du fils de l'autrice primée, assis tous deux confortablement dans un canapé faisant dos à la salle, une caméra vidéo duplique la scène en projetant de face leur conversation "agrandie" sur la façade du Palais. L'effet est troublant. Saisis par l'ambiguïté dupliquée, on ne sait plus faire le distinguo entre les acteurs réels jouant leurs personnages… et leurs images projetées. Belle mise en abyme des frontières labiles entre réalités et fictions, "à l'image" de cette retransmission télévisuelle où le personnage d'Elizabeth Costello, devenue personne à part entière, nous revient via le support… d'une image télévisée. Quant aux relations de proximité rapprochée qui se nouent entre la journaliste et le fils, les deux "très sexe" à la faveur de cette conversation sur canapé, elles témoignent que la chair, elle, est bel et bien vivante.

Pas étonné alors que le sujet de la conférence donnée par Elizabeth Costello pour recevoir son prix ait pour titre "Qu'est-ce que le réalisme ?". Elle y reprend une nouvelle de Frantz Kafka (auteur vénéré par l'auteur qui l'a engendrée) mettant au premier plan un singe en habits délivrant un discours devant une société savante sans représentant. Et pressée de répondre à une question du public… sur l'absence de public… la conférencière répond tout tranquillement que le public peut être des singes… ou que, Kafka étant juif, c'est un Juif qui s'adresse aux goys, ou aux non-goys absents pour les raisons connues.

Jusqu'ici tout va (à peu près) bien… Suivra une conférence, blindée de portes ouvertes à défoncer, d'Elizabeth Costello convoquant à la rescousse de sa thèse féministement compatible un trio d'exception : Éros, Apollon et Aphrodite… "Si Apollon a des couilles et une bite, de quoi dispose Aphrodite ?". Poursuivant dans cette veine en rappelant le jeu d'Éros "qui jouit, dégoulinant de sperme" sur le corps de la déesse de l'Amour n'en pouvant plus, mais elle introduit l'idée de l'absence de réversibilité de la chose : "Qu'en est-il des hommes chevauchés par les déesses ?". Et oui grand Dieu, qu'en est-il ?

© Christophe Raynaud de Lage.
Sans transition, une autre conférence fera, elle, la part belle à la gent animale, méprisée par le commun de la race humaine. Alignées derrière une immense table, dix doctes personnalités dissertent sur la proximité que les représentants de la race humaine entretiennent avec leurs collègues de la race animale… "Nous ne sommes pas censés avoir des rapports sexuels avec eux, mais nous les ingérons avec plaisir". D'où (?) une autre conférence, sur le problème du Mal (après celui des mâles, cf. plus haut). Etc. Etc. Heureusement que l'entracte sonne alors la fin de partie (du moins la première), nous délivrant pour un temps du réel sentiment d'ennui ressenti face à la juxtaposition répétitive de saynètes représentées de manière insipide.

À la reprise, une amélioration temporaire (on a repris des forces…) survient sous la forme d'une Elizabeth Costello vieillie. "Comme un personnage de Tchekhov", la réalité l'a rattrapée et, avec elle, le désir humain la rapprochant de ses petits-enfants. Mais, très vite, le flux de scènes sans queue ni tête (si ce n'est celle du mutilé culbutant frénétiquement l'aveugle, un bas sur la tête) reprend, agrémenté de cette saillie à haute valeur philosophique : "Après l'amour, vont-ils disserter sur l'amour ?", là, on reste coi (sans tréma et sans t). Quant à la chute, elle vaut son pesant de sensiblerie animaliste, heureusement vite dépassée par la dernière image de l'héroïne fictionnellement réaliste, guidée par le même singe bienveillant la conduisant sur l'autre rive. Le portrait d'elle renvoyant au "Cri" d'Edvard Munch est sans nul doute l'un des moments forts de cette traversée au bout de l'ennui.

Le déluge de moyens convoqués et l'impensable patience requise pour "tenir" quatre longues heures paraissant une éternité (et comme le disait ce cher Woody Allen qui, lui, avait de l'humour : "L'éternité, c'est long, surtout vers la fin") valent bien en réponse (cf. la théorie du "don/contre-don" de Marcel Mauss) un aussi long article… dont le parti pris "criant" s'autorise de la souffrance réelle ressentie à tenir jusqu'à la chute de cette fiction à bien des égards inaudible.
◙ Yves Kafka

Vu le mercredi 17 juillet 2024 dans la Cour d'honneur du Palais des papes.

"Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux"

© Christophe Raynaud de Lage.
Pologne - Création 2024.
En polonais surtitré en français et anglais.
D'après l'œuvre de John Maxwell Coetzee, "Elizabeth Costello", "L'Homme ralenti", "L'Abattoir de verre".
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski.
Assistant à la mise en scène : Jeremi Pedowicz.
Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska.
Dramaturgie : Piotr Gruszczyński.
Collaboration artistique : Claude Bardouil.
Collaboration au texte : Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska.
Scénario : Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski.
Traduction pour le surtitrage : Margot Carlier (français), Artur Zapałowski (anglais).
Surtitrage : Zofia Szymanowska.
Lumière : Felice Ross.
Costumes et décors : Małgorzata Szczęśniak.
Musique : Paweł Mykietyn.
Vidéo : Kamil Polak.
Maquillage : Joanna Chudyk, Monika Kaleta.
Régie générale : Paweł Kamionka
Captation vidéo : Bartłomiej Zawiła
Machinerie : Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski.
Accessoires : Tomasz Laskowski.
Habillage : Kajetan Korcz, Sylwia Szefer.
Durée : 4 h (avec entracte).

•Avignon In 2024•
Du 16 au 21 juillet 2024.
Représenté à 22 h.
Cour d'honneur du Palais des papes, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14, tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
14 septembre 2024 : Malta Festival 2024, Poznań (Pologne).
Du 26 septembre au 6 octobre 2024 : Nowy Teatr, Varsovie (Pologne).
Du 29 novembre au 1er décembre 2024 : Théâtre, Liège (Belgique).
Du 13 au 15 décembre 2024 : Boska Komedia - Divine Comedy, International Theater Festival, Cracovie (Pologne).
Du 5 au 16 février 2025 : La Colline - Théâtre national, Paris.
21 et 22 mars 2025 : Schauspiel, Stuttgart (Allemagne).

© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Vendredi 19 Juillet 2024
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