Avignon 2021

•In 2021• Liebestod - Histoire(s) du Théâtre III Mourir d'aimer… Aimer jusqu'à la déchirure, quand bien même devrions-nous en mourir…

"El olor a sangre no se me quita de los ojos/l'odeur du sang ne me quitte pas des yeux" (Francis Bacon) - "sous-ligne" à plus d'un titre ce qui va suivre… Un brûlot où s'entrecroisent l'hommage brûlant au toreo Juan Belmonte, omniprésent sous la forme d'un taureau noir monumental se détachant sur les couleurs "jaune rouge orangé" de l'arène ; et le goût de la performeuse catalane pour un théâtre incandescent transformant la création artistique en viatique existentiel. Le tout sous l'égide de la musique de Wagner à qui elle emprunte le titre évocateur de "Liebestod/l'amour à mort", final de "Tristan et Iseult".



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Du sang et des larmes, de la rage et de l'émotion à fleur de peau, le soleil noir de la mélancolie éclabousse de ses éclats acérés le plateau de l'Opéra Confluence. Les spectateurs, avertis par une mention spéciale du programme, "des scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité de certains spectateurs", supportent le choc, en silence… Il faut dire que l'engagement total de l'artiste, sa sensibilité au-dessus de tout soupçon et son exigence esthétique, sont les garants d'une réception "artistique" ouverte. En effet, si ces médiateurs, faisant tampon entre la violence des tableaux au plateau et le public en salle, n'édulcorent en rien les forces telluriques en jeu, ils créent la distanciation propice à leur écoute.

Après quelques mises en bouche liminaires destinées à déconditionner de la pensée commune, l'artiste assise remonte ses jupes pour s'adonner à un rituel de scarifications où un quignon de pain, imbibé de son hémoglobine, servira la célébration eucharistique. L'odeur du sang, aussi de celui qui coule entre ses cuisses, se renifle. Pacte scellé entre le sang du toreo, du taureau, couple uni à la vie à la mort, et elle, son art et Heysel, son homme à qui est dédié le "spectacle". Et ceux qui verraient là de l'exhibitionnisme provocateur récurrent, seraient - elle le proclamera par la suite - de vils hypocrites s'indignant d'un art à l'état vif, alors que les mêmes, à visage couvert, pratiquent et/ou cautionnent les plus abjectes des turpitudes.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Le ton est donné. Fragile et hiératique face à la musculation massive du taureau, encensoir en main, elle torée la mort en devenir, sa façon à elle de s'en libérer en la désirant… Celle qui ne peut souffrir d'être privée d'amour, celle qui a choisi pour sa compagnie le nom évocateur d'Atra Bilis - humeur épaisse et âcre, bile noire sécrétant mélancolie et génie - clame à la face du monde, la maladie de la mort et la fatigue d'être soi, Duras et Cioran réunis en une seule salve. Confondant, dans le même tout, sa pratique de la scène à laquelle elle se donne corps et âme, et les risques de l'art toréé où le danger est absolu, elle devient sous nos yeux Juan Belmonte : on joue et torée comme on aime, jusqu'à mort s'ensuive si l'amour s'absente.

La mort, hypothèse à prendre en compte, lorsque, par un dédoublement porteur d'une inquiétante étrangeté, faisant front à la salle, elle se parle à elle-même pour décliner ses failles béantes avec une violence mortelle n'ayant d'égale que celle qu'elle développe vis-à-vis du monde du théâtre en décomposition. Quant aux gentils spectateurs rejetant son putain d'ego après l'avoir démasquée, elle et ses idées qui, même hurlées, s'apparentent à une pourriture médiocre, qu'ils aillent se faire voir…

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Mais de quelle histoire du théâtre documentée par Milo Rau veut-elle violemment témoigner, elle la rejetée d'elle-même et de tous ? Celle des Belmonte, Fassbinder, Klaus Kinski, Artaud, et non celle des fonctionnaires crispés sur leurs droits et jouant Céline sans Céline, Genet sans Genet, Rimbaud sans Rimbaud. Elle, son propos, c'est de donner corps et chair au théâtre, un corps incarné comme celui présent sur le plateau d'un homme mutilé qu'elle chérit.

Jusqu'au final transfigurant - sur fond d'un paysage embrasé vibrant sous l'effet d'accents wagnériens - l'amour à mort de "Tristan et Iseult" (elle et le taureau), elle sera telle qu'en elle-même, écorchée vive, rebelle vis-à-vis des institutions, de ceux qui les font vivre et qui vivent d'elles, mais aussi vis-à-vis d'elle-même, décadente médiocre, dit-elle…

Nous ne la croirons pas, elle qui s'est exposée ce soir comme nul autre pareil, dans toute la vérité de ce qu'elle n'a jamais cessé d'être, une femme artiste engageant son existence sans calcul. Un regret cependant à cette "mise en jeu" d'une vie dans tous ses états… Pourquoi, après avoir tant vilipendé toutes les églises, artistiques et pas que, est-elle venue se soumettre sagement à la cérémonie du salut ? Il aurait sans doute été plus pertinent qu'elle la boycotte… ou qu'elle y sacrifie, mais en lui tournant le dos.

Vu à l'Opéra Confluence à Avignon, le mardi 13 juillet 2021 à 17 h.

"Liebestod, El olor a sangre no se me quita de los ojos"

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
"Juan Belmonte - Histoire(s) du Théâtre III"
Spectacle en espagnol surtitré en français et en anglais.
Texte, mise en scène, scénographie, costumes : Angélica Liddell.
Assistant à la mise en scène : Borja López.
Avec : Angélica Liddell, Borja López, Gumersindo Puche, Palestina de los Reyes, Patrice Le Rouzic et la participation de figurants.
Lumière : Mark Van Denesse.
Son : Antonio Navarro.
Costumes : Justo Algaba.
Régie plateau : Nicolas Guy, Michel Chevallier
Régie lumière : Sander Michiels
Machinerie : Eddy De Schepper
Réalisation décor et costumes : Ateliers NTGent
Dramaturgie projet "Histoire(s) du théâtre" : Carmen Hornbostel (NTGent).
Durée : 1 h 45.

•Avignon In 2021•
Du 8 au 14 juillet 2021.
Tous les jours à 17 h, relâche le 10 juillet.
Opéra Confluence, Avignon (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
23 au 25 juillet 2021 : GREC Festival de Barcelona, Barcelone (Espagne).
13 au 16 octobre 2021 : NTGent, Gand (Belgique).
15 au 16 novembre 2021 : TANDEM - Scène nationale Arras-Douai, Douai (59).
10 au 11 décembre 2021 : CDN Orléans - Centre-Val de Loire, Orléans (45).


Yves Kafka
Samedi 17 Juillet 2021
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