Avignon 2019

•In 2019• L'Orestie Du crime à l'expiation, Jean-Pierre Vincent fait la classe

"L'Orestie" d'Eschyle, datée de 458 av. J.C. et composée de trois volets ("Agamemnon", "Les Choéphores", "Les Euménides"), est sans conteste une épopée dramatique traversée de part en part par un souffle irrépressible conduisant des temps archaïques aux temps moins anciens. Du crime des tyrans omnipotents au fondement d'une démocratie conférant aux citoyens pouvoir de jugement, le vent impétueux de l'Histoire déferle avec furie.



© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Alors, lorsqu'un chevronné (quatre Cour d'Honneur) homme de théâtre, porteur de la cause de la démocratie (cf. ses prises de positions), se lance dans l'aventure de monter avec les jeunes artistes issus du groupe 44 de l'École nationale de Strasbourg (toutes sections confondues) la fresque épique par excellence, on s'attendrait à plus de remue-méninges dans les propositions susceptibles de susciter le souffle d'"adhésions" passionnelles… L'objet offert, très calibré, apparaît en effet plus pédagogique que de nature à transporter dans le maelström tragique.

"Que maintenant vienne le changement !" s'écrie en ouverture de la trilogie, le veilleur sur les toits d'Argos attendant que parvienne le signal de la chute de Troie. Gémissant sur la Palais des Atrides, il ne connaît pas encore toutes les implications du changement radical qu'il vient d'annoncer et qui fera entrer, après moult meurtres en cascade, l'humanité dans une ère nouvelle.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Le chœur des vieillards d'Argos se charge "d'éclairer" la Guerre de Troie. Des courroux guerriers d'Agamemnon et Ménélas, suite à l'enlèvement de la belle Hélène par le fils du roi Priam, à la colère des Dieux qui s'ensuivit, au meurtre perpétré par Agamemnon tranchant la gorge de sa fille Iphigénie pour se rendre favorables les vents du retour ("comme une chèvre face au billot de sang, ligotée, muselée pour ne pas entendre ses hurlements"), tout n'est que violences actées.

Et lorsque Clytemnestre s'emploie à ordonner des sacrifices pour le retour d'Agamemnon, à lui dire ensuite combien elle l'aime, avant d'honorer son âme défunte par des libations, on sait - car on connaît l'Histoire - que ses attentions sont perverties par sa soif de vengeance. Quant au sort qu'elle réserve à Cassandre, la séduisante fille de Priam ramenée de Troie comme captive par Agamemnon - qui au passage a fait d'elle son esclave consentante -, elle lui réservera le même qu'à son époux, lui-même meurtrier de leur fille.

Depuis qu'Atrée, le père d'Agamemnon, a servi à son frère Thyeste, le père d'Égisthe, ses propres enfants à manger, la Maison des Atrides est en effet dévastée par les crimes en série. Alors, lorsque Cassandre prophétise l'assassinat d'Agamemnon ainsi que sa propre mort - elle qui fut condamnée par Apollon, dépité, à dire la vérité sans jamais être crue - nous la croyons, nous, sur parole. De même lorsqu'elle annonce le retour du fils (Oreste) pour anéantir la dynastie maudite en vengeant son père assassiné.

Ainsi se termine le premier volet - "Agamemnon" - sur les grognements du chœur des vieillards tenant tête au couple régicide triomphant, Clytemnestre et Égisthe réunis par la même ignominie. Que de sang versé, et pourtant si la ligne dramaturgique de la tragédie imaginée par Eschyle est rendue stricto sensu, si la narration des faits est limpide, elles ne s'accompagnent pas suffisamment d'un supplément de mise en jeu susceptible de faire éprouver l'horreur à l'œuvre. Et sans l'émotion, qu'en est-il de la catharsis ?

Dans "Les Choéphores", Oreste, conformément à la prophétie rendue par Cassandre, et obéissant en cela à l'injonction catégorique délivrée par l'oracle de Delphes - infliger la mort aux assassins de son père sinon craindre la folie -, retrouvera sa sœur Électre avant d'accomplir son matricide. Les Choéphores - ces porteuses des libations ordonnées par la traitresse Clytemnestre pour apaiser ses cauchemars -, son fidèle ami Pylade, et le chœur des vieillards seront les alliés objectifs d'Oreste : les mortels doivent payer pour leurs crimes !

Oreste lui-même, le corps encore couvert du sang des deux tyrans sanguinolents, avant de se rendre à Delphes pour y retrouver la protection d'Apollon, se réjouit un temps d'avoir libéré Argos… Et, même si le prix à payer est d'avoir à souffrir de la colère des humains, plutôt l'ire des hommes que celle des Dieux… avant d'halluciner les Gorgones qui le poursuivent, et de trouver refuge dans les gradins pour leur échapper.

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Quant au troisième volet, "Les Euménides", il voit les furieuses Érinyes - pourchassant de leur vindicte haineuse le matricide Oreste jusqu'au temple d'Athéna à Delphes - se métamorphoser sous l'effet de la grâce d'Athéna en Euménides, déesses bienveillantes. En effet, pour apaiser leur colère de ne pas avoir obtenu devant le tribunal citoyen la condamnation d'Oreste, gracié in extremis grâce à sa voix, la déesse née du crâne de Jupiter leur accorde cette compensation… afin de protéger la cité de leurs furies furieuses.

Ainsi, la barbarie funeste de la Maison des Atrides mise à bas par le héros matricide Oreste, le bras armé par Apollon, laisse-t-elle place aux prémices d'un régime démocratique où ce sont désormais les citoyens (certes aidés par la déesse Athéna à la voix déterminante) qui décident du sort à réserver aux auteurs de crimes à juger de manière contradictoire. Eschyle, en cela, s'avère être un visionnaire éclairé.

Quant à la mise en jeu de cette trilogie essentielle pour l'histoire de l'humanité, si elle a le mérite d'être transparente dans l'exposé des lignes dramatiques, elle manque "trop sérieusement" d'éléments suffisamment déstabilisants pour ouvrir l'espace aux effets de la catharsis. Or c'était bien là la mission antique confiée à la tragédie par Aristote : purger des passions, non par la narration des simples événements, mais par le choc identificatoire aux personnages inspirant la crainte ou la pitié.

Si certaines mises en scène de personnages atteignent le niveau exigé par le contrat tragique (Cassandre, le chœur des vieillards, les Choéphores, les Érinyes), les autres ne présentent que trop peu d'aspérités pour que l'on s'y accroche. On apprécie l'exposé, on regrette que l'émotion n'ait pas été plus au rendez-vous faute d'un traitement par trop académique du sujet.

"L'Orestie"

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.
Création 2019
Texte : Eschyle, dans la version élaborée par Peter Stein.

Traduction de l'allemand : Bernard Chartreux.

Mise en scène : Jean-Pierre Vincent.
Avec le Groupe 44 de l'École supérieure d'art dramatique du Théâtre national de Strasbourg : Daphné Biiga Nwanak, Océane Cairaty, Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa, Paul Fougère, Romain Gillot, Romain Gneouchev, Elphège Kongombé Yamalé, Ysanis Padonou, Mélody Pini, Ferdinand Régent-Chappey Yanis Skouta, Claire Toubin.
Dramaturgie : Bernard Chartreux, Hugo Soubise-Tabakov.

Scénographie, assistante à la mise en scène : Estelle Deniaud.

Costumes : Margot Di Méo.

Lumière : Vincent Dupuy.

Son : Lisa Petit de la Rhodière.

Vidéo : Enzo Patruno Oster.

Collaboration avec Édith Biscaro, Simon Drouart, Germain Fourvel.
Durée : 5 h.

•Avignon In 2019•
A été représenté du 12 au 16 juillet 2019.
Tous les jours à 14 h, relâche le 13.
Gymnase du lycée Saint-Joseph
62, rue des Lices.
Réservations : 04 90 14 14 14.
>> festival-avignon.com

© Christophe Raynaud De Lage/Festival d'Avignon.

Yves Kafka
Mercredi 17 Juillet 2019
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