Théâtre

"Fin de partie", "l’indévoilable" dévoilé

Difficile de parler d’une pièce quand on arrive à un tel niveau de jeu et de scénographie. "Fin de partie" de Samuel Beckett, en ce moment au Théâtre de la Madeleine, est mis en scène par un des plus grands de notre génération : Alain Françon. La distribution est de haute volée, le critique va tenter de faire honneur à ce beau travail. Une chose de sûre, c’est à voir. Absolument !



Serge Merlin et Jean-Quentin Châtelain © Dunnara Meas
Comme Godot, Fin de Partie fait l’effet d’une bombe dans le paysage théâtral français. Douze ans après la fin de la guerre, Beckett livre une vision de l’homme atrophié et condamné à l’errance : Hamm est un aveugle paraplégique, décrépit et grincheux. Maître d’un espace sans repère, il héberge dans sa suite ses parents culs-de-jatte qui crèchent dans une poubelle et apparaissent de manière sporadique au public. Il a pour domestique Clov, dont les relations oscillent entre celles du fils adoptif et de "l’esclave" corvéable à merci.

Ces personnages dérangent au point que Samuel Beckett est d’abord obligé de traverser la Manche pour faire jouer Fin de partie. Très peu à cette époque ont compris Beckett et seuls Jérôme Lindon des Éditions de Minuit et le metteur en scène Roger Blin avaient (très tôt) reconnu son génie. Tout de même, c’est fou quand on y pense !

Encore plus fou quand on sait la difficulté qu’a d'abord eu Beckett à convaincre des comédiens de jouer dans une poubelle. Les acteurs âgés et en fin de carrière ne souhaitaient pas qu’on retienne d’eux une telle image. Aujourd’hui, c’est la grande Isabelle Sadoyan (qu’on avait entre autre adorée dans Conversations avec ma mère, mis en scène par Didier Bezace au Théâtre de la Commune) qui tient le rôle de Nell. Le regard qu’elle pose sur son mari (Nagg) est bouleversant tant il est profond.

L’ancien sociétaire de la Comédie Française, Michel Robin (qu’on avait pu aussi voir cette saison dans Les Trois sœurs, d’Anton Tcheckov), n’en est pas moins poignant. Il arrive à composer (avec une parfaite justesse) le visage d’un vieillard retombé en enfance. Le grotesque de leur situation et l’œil hagard de ces deux personnages incarnent déjà à eux seuls tout le tragique beckettien. Mais – et c’est là toute la force de leur jeu – on ne peut s’empêcher de rire. Rire grinçant, rire désespéré, rire crispé, rire noétique ou rire dégradé… Allons, "tirons autant de rire que possible de cet horrible fatras" a pu dire Beckett. Alain Françon en a superbement retenu la leçon.

Superbes aussi, Serge Merlin (Hamm) et Jean-Quentin Châtelain (Clov) – tous deux ont partagé le prix de la Critique théâtrale en 2010 – arrivent à composer des personnages à l’image de l’espace dans lequel ils cohabitent. Dans chacun de leurs mouvements (tics, tremblements, placements du corps et de la voix), tout signifie ces "corps-prison" qui se désagrègent et que jamais l’espace ne peut déployer harmonieusement. Le corps en permanence courbé d’un Clov (condamné à ne jamais pouvoir s’asseoir) et celui d’un Hamm droit et rigide (cloué pour toujours sur sa chaise) nous font ressentir leur enfermement. Pendant tout le spectacle, on reste suspendu aux lèvres de ces deux comédiens qui incarnent leur angoisse existentielle dans la forme la plus hideuse qui soit du corps mutilé. Leur jeu et leur gestuelle sont époustouflants de justesse.

En apparence dénudé, le décor que nous dresse Jacques Gabel n’en est pas moins aliénant. Il retient entre ses murs des personnages qui ne peuvent plus sortir de leur enfermement. Il n’y qu’à voir Clov au début, debout, sur une chaise, le corps plié en deux, qui tente tant bien que mal de regarder par le trou des lucarnes. Les choix scénographiques vont dans le sens d’un auteur qui, en 1980 (date de la dernière révision du texte) avait réduit son théâtre tout à l’épure, au presque rien. D’ailleurs, les dernières mises en scène auxquelles a assisté Samuel Beckett (par exemple, celle Michaël Blake à Londres) se limiteront alors aux formes essentielles de la représentation picturale : figures géométriques du cercle, du carré, rapports chromatiques appelant les non couleurs du blanc et du noir, lumière affectionnant le clair-obscur dramatique et rappelant de manière sensible l’univers de Francis Bacon. Le psychanalyste Didier Anzieu écrit à ce sujet: "Le lecteur reçoit les textes de Beckett de la manière dont le visiteur reçoit les toiles de Francis Bacon […] : comme un coup porté au creux de son âme." (Beckett, Folio, Essais, 1998). Ainsi nous comprenons le scénographe de la pièce qui nous compose si justement des formes sans couleur et des couleurs sans forme.

Avec cette mise en scène, Alain Françon va sans nul doute au plus près la parole de l’auteur : "On veut à toute force donner au mal de la couleur, oublier qu’il n’est que néant, et s’installe le plus souvent comme une atrophie ou une lente dérive, une manière de flotter à la surface de soi et d’abandonner les fonds. La faute moderne n’a ni forme, ni couleur, ni saveur". À nous d’ajouter que le critique reçoit cette Fin de partie comme un dévoilement vers l’"indévoilable" beckettien et, somme toute, un beau moment de grâce que nous ne sommes pas prêts d'oublier...

"Fin de partie"

(Vu le 20/05/2011)

Texte : Samuel Beckett.
Mise en scène : Alain Françon.
Avec : Jean-Quentin Chatelain, Serge Merlin, Michel Robin, Isabelle Sadoyan.
Scénographie et costumes : Jacques Gabel.
Lumières : Joël Hourbeigt.

Du 10 mai au 17 juillet 2011.
Théâtre de la Madeleine, Paris 8e, 01 42 65 07 09.
www.theatredelamadeleine.com

Sheila Louinet
Samedi 28 Mai 2011
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