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Festival Trente Trente "O Samba Do Crioulo Doido" et "Roots Urban", une inauguration en tous points… surprenante !

S'il est un rendez-vous de la scène contemporaine à nul autre pareil, c'est bien l'incontournable festival initié par Jean-Luc Terrade, metteur en scène et découvreur de formes hybrides singulières qui, chaque année depuis près de vingt ans, agite "en tous sens" les territoires de Bordeaux Métropole, poussant ses ramifications jusqu'à Boulazac en Dordogne. Le moins que l'on puisse dire, vu l'entame, c'est que le programmateur n'a en rien renoncé à son goût pour la "créativité débridée"…



"O Samba Do Crioulo Doido" © Pierre Planchenault.
Deux formes aux antipodes - l'une des plus insolites, voire déroutante, l'autre envoûtante, voire consensuelle - pour inaugurer cette 19e édition des rencontres de la forme courte qui se déroulera cette année 2022 du 18 janvier au 10 février. La salle des fêtes d'un quartier populaire de Bordeaux, celui du Grand Parc, avait été choisie comme rampe de lancement d'un lever de rideau éveillant les curiosités et les commentaires aussi divers que nombreux.

"O Samba Do Crioulo Doido", "la samba du nègre fou", interprétée superbement (sic) par le danseur noir Calixto Neto au corps parfait d'athlète, immerge in vivo dans un laboratoire de recherche chorégraphique. Là, sur fond d'une tenture de drapeaux brésiliens juxtaposés, plus que de construire un nouveau langage propre à signifier les assignations racisées, marques erratiques du colonialisme, il s'agirait de déconstruire jusqu'à plus soif toute tentative de novlangue concernant les préjugés racistes.

En effet, le chorégraphe atypique Luiz de Abreu - lui qui prétend, dans le film portant le même titre, qu'échouer à trouver un langage policé sur le racisme serait sa réussite - s'est saisi littéralement "à bras-le-corps" des stéréotypes du corps noir, inscrits dans l'imaginaire du dominant, pour les projeter de manière décomplexée sur le plateau nu afin de, autodérision assumée, les déminer en les donnant à voir à l'envi. Ainsi, le corps noir devient "une viande" à exposer tout innocemment selon les caprices d'une expérimentation s'affranchissant de tous tabous. Nu comme un ver dans ses bottes lacées, l'acteur né au Brésil va se prêter aux figures de l'asservissement auquel le corps noir est soumis, corps objet de fantasmes et de rejets discriminants.

"O Samba Do Crioulo Doido" © Pierre Planchenault.
Entre poses minutieusement étudiées et stature puissante explorée jusque dans ses moindres muscles faisant vibrer son anatomie jusqu'à la plus intime - numéro spectaculaire de son pénis réalisant de vertigineux mouvements circulaires à tournebouler toute tête (bien) pensante, contractions et décontractions hallucinantes de ses fessiers mis en branle -, le "corps-viande" est exhibé en toute indécence comme pour souligner en creux une indécence récurrente, celle du peu d'humanité qu'on lui accorde… Je me souviens encore d'un manuel de géographie de sixième affichant "en toute innocence" une femme noire seins nus pour illustrer un chapitre consacré à l'Afrique noire, ce qui n'aurait pu être le cas, pudeur oblige, pour une blanche fût-elle allongée sur une plage. La chair n'a pas le même prix selon sa couleur.

(Re)jouant de toutes les situations, le corps noir "singe" des défilés voguing exhibant les poses déhanchées de mannequins de papier glacé, des défilés officiels où on le voit saluer comme une reine d'Angleterre au sourire béat ou affichant le sourire fendu jusqu'aux oreilles du tirailleur sénégalais de "y'a bon Banania", des défilés sportifs où le drapeau brésilien fiché entre ses fesses, il déambule majestueusement. Le drapeau lui servira aussi accessoirement de tunique, trouée malicieusement devant et derrière afin de libérer les pièces de son anatomie "animale".

"Roots Urban" © Pierre Planchenault.
Ainsi "les jambes ouvertes de l'Amérique latine" accouchent-elles d'une humanité noire qui jusque-là lui était disputée. Iconoclaste, la forme libre de toutes contraintes peut désarçonner. Mais c'est là, dans les plis de cette prise de risque anti-spectaculaire (tout est chorégraphié au cordeau), que réside la force d'une proposition non consensuelle.

"Roots Urban", "racines urbaines", tient de la volonté de la compagnie Visions Croisées (la bien nommée) de mixer l'héritage des musiques du monde Pygmées et celles du free jazz new-yorkais. En faisant entendre, "de concert", les polyrythmies africaines porteuses des chants onomatopéiques traditionnels des Pygmées d'Afrique et les harmonies issues de contrées urbaines des États-Unis d'Amérique, le moment musical transcende les cultures pour en livrer un mixte envoûtant.

Si la réussite de cette composition menée "tambour battant" par Sthyk Balossa, chanteur musicien et danseur, artiste complet à l'énergie contagieuse, tient en grande partie au charisme de son leader, on ne peut pour autant passer sous silence les contributions sonores du batteur et de ses acolytes à la basse et au piano. Modulant sa voix à l'envi, le chanteur originaire du Congo-Brazzaville embarque le public - qui ne demande qu'à être conquis - vers des horizons peuplés des contes de son enfance… Chants et contes du village de sa grand-mère, dont le souvenir baigne dans la douce nostalgie de mots au pouvoir hypnotique. "Partie pêcher à la rivière… une tornade soudaine… s'est noyée pour rejoindre le monde des Sirènes…"

"Roots Urban" © Pierre Planchenault.
Ainsi, de sa voix chaleureuse enveloppante, aux accents tantôt suaves, tantôt rythmés, il joue de son pouvoir hypnotique pour nous conter un voyage imaginaire au pays du grand Marabout concoctant des potions propres à séduire les plus belles des femmes, au pays des traditions ancestrales tenant lieu de viatiques pour traverser la commune existence. Et si le charme de bout en bout opère, on se dit qu'on est loin là de la prise de risque du "lever de rideau"…

Mais - au-delà de l'intérêt des musiques mixant deux cultures - c'est là aussi où on retrouve l'intérêt de ce festival faisant la part belle à l'exigence artistique, celle-ci serait-elle d'un contenu moins corrosif.

Viendront, pendant ces quinze jours, près d'une trentaine d'autres formes, réservant des surprises "en tous genres", qui susciteront sans nul doute des débats passionnés parmi le public accro de Trente Trente. Dans ce lot de propositions singulières à venir, si quelques-unes se devaient d'être citées, on s'aventurerait à extraire les pépites locales que sont "Sola Gratia" de Yacine Sif El Islam, "Sitcom" suivi de "Heartbreaker(s)" de Nicolas Meusnier et "Every drop of my blood" de Nadia Larina. Mais on ne le fera certainement pas, tant ce serait faire injure aux autres formes que l'on brûle de découvrir…

"O Samba Do Crioulo Doido" © Pierre Planchenault.
Ces deux spectacles ont été vus dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole-Boulazac, à la Salle des fêtes du Grand Parc de Bordeaux, lors de la soirée du mardi 18 janvier à 20 h 30 et 21 h 30.

"O Samba Do Crioulo Doido"
Danse - Brésil/France (Paris).
Conception, direction, chorégraphie : Luiz de Abreu.
Scénographie, costumes, production : Luiz de Abreu.
Interprète : Calixto Neto.
Collaboration artistique : Jackeline Elesbão, Pedro Ivo Santos, Fabrícia Martins.
Création lumière : Luiz de Abreu, Alessandra Domingues.
Régisseur général : Emmanuel Gary.
Bande son : Luiz de Abreu, Teo Ponciano.
Durée : 25 minutes.

"Roots Urban" © Pierre Planchenault.
"Roots Urban"
Mélodies, chants et contes - France (Bordeaux)/Congo.
Compagnie Visions Croisées/Sthyk Balossa.
Chant : Sthyk Balossa.
Piano : Xavier Duprat.
Contrebasse, basse : Timo Metzemakers.
Batterie : Simon Pourbaix.
Technicien son : Marlène Frouin.
Durée : 40 minutes.
Production : Mezzanine Spectacles.

Festival Trente Trente,
19e Rencontres de la forme courte dans les arts vivants.

Du 18 janvier au 10 février 2022.
Billetterie : 05 56 17 03 83 et info@trentetrente.com.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Lundi 24 Janvier 2022
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