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FAB 2022 "This Song Father Used To Sing" et "NEV", immersion dans deux univers opposés… unis par un joug tyrannique

Avoir fait le choix de réunir dans le même article ces deux formes du Festival peut paraître hasardeux… En effet, le théâtre du Thaïlandais Wichaya Artamat nous invite dans un appartement feutré de Banghok où, dans une atmosphère éclairée par des lumières douces, au rythme lent des ans qui s'écoulent, un frère et une sœur dévident les souvenirs d'un père disparu. Tandis que l'installation performance du Haïtien Guy Régis Jr nous précipite dans la pile du Pont de Pierre de Bordeaux où, sans ménagement, nous sommes projetés en tout inconfort au cœur du commerce triangulaire dont la ville fut l'un des trois ports…



"This Song Father Used To Sing" © Wichaya Artamat.
"This Song Father Used To Sing", cette chanson de Teresa Teng - star populaire taïwanaise - que leur père d'origine chinoise aimait chanter, devient le leitmotiv lancinant d'une recherche du temps qui passe. Celle qu'un cadet et son aînée, se retrouvant au fil des années trois jours en mai dans la maison de leur enfance, élaborent par touches impressionnistes. Là, tout en rendant hommage à la figure tutélaire du disparu dont le portrait encadré de deux bougies trône dans le petit autel dressé à l'entrée, ils vont s'adonner à l'art d'un échange impromptu sans aspérités visibles.

En creux de ce qui se dit, de ces presque rien du quotidien troublant à peine le silence d'une mélodie sans fin, se devinent bruire au loin - si loin de nous qu'ils en sont inaudibles - les échos d'événements extérieurs affectant leur existence… sinon pourquoi les dates de 1992, 2010 et 2014 s'afficheraient-elles en haut de l'écran de scène ? L'énigme posée par ces années mises en exergue se résumera hélas à leurs fugitives inscriptions… Le frère, étudiant en théâtre d'avant-garde, les yeux fixés obstinément sur son portable, la sœur, en passe de délaisser son studio de yoga pour un restaurant de cuisine végétarienne, lui jetant des regards furtifs, semblent l'un et l'autre enfermés dans leur monde, recouvert d'une chape de non-dits.

"This Song Father Used To Sing" © Wichaya Artamat.
Ils ne s'en évadent que pour communiquer autour de la cuisson du riz, des frais du croque-mort non encore réglés, ou encore de l'opportunité de déterrer le patriarche pour l'incinérer et lui donner place dans l'autel. Parfois ils se chamaillent autour de ce qu'aurait aimé faire ou manger le père, de la manière qu'il aurait de tenir très haut la bouilloire de thé, jamais gravement, se réunissant aussitôt dans le pliage des papiers dorés roulés et brûlés en offrande au mort.

Parfois des petits secrets personnels filtrent, comme celui du plaisir de la cigarette que s'accordait le père, ou bien des confidences moins personnelles comme l'évocation brumeuse "d'un jour d'élection déterminant l'avenir". Tout est mis sur le même plan, celui d'une discrétion parfaite, prudente à l'excès… Mais ce qui n'est pas dit, finit par tonitruer.

En effet, dans cette atmosphère lissée où le temps semble suspendu jusqu'à l'ennui, Wichaya Artamat nous suggère, sans rien en laisser filtrer, que la réalité qui se joue derrière la placide façade de cette histoire familiale est d'une tout autre gravité. Nous devinons alors que ce qui motive l'extrême réserve du metteur en scène thaïlandais pour évoquer les événements de la grande Histoire lui faisant écho résulte d'une violence d'État.

"This Song Father Used To Sing" © Wichaya Artamat.
Cette frilosité apparente est l'expression en creux du joug des lois thaïlandaises. Celles des régimes militaires autoritaires se succédant depuis l'instauration de la monarchie constitutionnelle qui, sous le regard de rois trônant sourires aux lèvres, ont vu des milliers d'intellectuels, journalistes, artistes, militants, détenus dans des camps, sans parler de ceux que l'on a fait taire pour toujours, massacrés dans des répressions sanglantes.

Si ce trou dans la représentation est ressenti par nous occidentaux comme une frustration "dramatique" (au sens théâtral), en en saisissant la raison nous pouvons, dès lors à sa juste valeur, apprécier pleinement "le charme discret de l'univers dépeint".

Vu le lundi 10 octobre 2022, aux Colonnes de Blanquefort, dans le cadre du FAB - Festival International des Arts de Bordeaux Métropole. Autre représentation le mardi 11 octobre.

"NEV" © Nous Théâtre.
"NEV", du Haïtien Guy Régis Jr, n'a plus à s'embarrasser de telles précautions pour aborder de manière frontale l'impensable du commerce esclavagiste ayant constitué naguère la fortune des négociants de Nantes, La Rochelle et Bordeaux. Même si l'acronyme étrangement énigmatique, ayant été retenu pour titre de l'installation, peut questionner…

Quel lieu pouvait être plus propice que la pile du "pont de pierre" de Bordeaux, enjambant le fleuve Garonne, pour abriter une telle performance mettant en jeu une autre traversée… celle des esclaves noirs transportés par mer pour être vendus avec d'autres marchandises ? Par petits groupes de cinq à six personnes, casquées pour éviter les chocs avec les parois de pierre, dans une totale obscurité, les participant(e)s traversent un univers sonore empli de craquements de coque, de bruits de rames s'entrechoquant, de vagues se brisant, mêlés aux clameurs des chants vaudou interrompus par des ahanements de suffocation.

L'effet de réalité produite en direct est glaçant, comme si, désorienté par le noir régnant, on faisait partie de la cargaison de l'un de ces sinistres bateaux. Et lorsqu'au terme de cette immersion, d'une dizaine de minutes vécues comme un interminable voyage à fond de cale, au bout de la nuit vécue on entrevoit un rai de lumière, c'est pour s'entendre délivrer un extrait des registres d'esclaves détaillant par le menu l'opération dite de l'étampage :

"NEV" © Nous Théâtre.
"Quand on veut étamper un nègre, on fait chauffer l'étampe sans la faire rougir, on frotte l'endroit où on les veut appliquer avec un peu de suif ou de graisse et on met dessus un papier huilé ou ciré et l'on applique l'étampe dessus, le plus légèrement qu'il est possible. La chair s'enfle aussitôt et quand l'effet de la brûlure est passé, la marque reste imprimée sur la peau sans qu'il soit possible de la jamais effacer".

Mise en jeu des atrocités infligées au nom d'un libéralisme triomphant - celui du commerce triangulaire -, cette installation sonore et sensible, imaginée par un dramaturge haïtien porteur de cette mémoire, est de nature à bouleverser artistiquement et humainement. En parlant aux sens, elle donne à entendre le sort de tous les massacrés au nom du profit de quelques-uns.

Une seule ombre au tableau : pourquoi le titre original, "Nègres En Vente", a-t-il été réduit là à sa portion congrue d'acronyme obscur, "NEV" ? Y aurait-il dans cette "réduction" une trace du politiquement correct écartant délibérément le mot "Nègres" du vocabulaire admis pour dénoncer la traite dont ils ont fait l'objet, comme pour en édulcorer artificiellement la violence ? En revanche, les noms de rue des esclavagistes ayant fait fortune ont toujours droit de cité dans le quartier des Chartrons, et ailleurs à Bordeaux, sans que cela ne semble aucunement choquer les bonnes âmes.

Vu le samedi 8 octobre 2022, Pile du pont de pierre de Bordeaux, dans le cadre du FAB - Festival International des Arts de Bordeaux Métropole, en partenariat avec le Musée d'Aquitaine et la Maison Éco-Citoyenne. Les représentations ont eu lieu les 8 et 9 octobre.

"This Song Father Used To Sing" © Wichaya Artamat.
"This Song Father Used To Sing"
"This Song Father Used To Sing"
Spectacle en Thaïlandais surtitré en français.
Mise en scène : Wichaya Artamat.
Texte : Wichaya Artamat, Jaturachai Srichanwanpen, Parnrut Kritchanchai.
Avec : Jaturachai Srichanwanpen, Parnrut Kritchanchai, Saifah Tanthana.
Scénographie : Rueangrith Suntisuk.
Lumière : Pornpan Arayaveerasid.
Musique et vidéo : Atikhun Adulpocatorn.
Régie plateau : Pathipon Adsavamahapong.
Durée : 1 h 40.

"NEV"
Mise en scène : Guy Régis Jr.
Performeur : Guy Régis Jr.
Assistante à la mise en scène et créatrice sonore : Hélène Lacroix.
Durée : 10 minutes.
À partir de 12 ans.

FAB - 7e Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.
A eu lieu du 1er au 16 octobre 2022.
9 rue des Capérans, Bordeaux (33).
Billetterie : 06 63 80 01 48.
contact@festivalbordeaux.com

>> fab.festivalbordeaux.com

Yves Kafka
Jeudi 27 Octobre 2022
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