Danse

"Encantado" Résister et réenchanter sont des mots qui vont très bien ensemble…

Après les corps déchaînés de "Fúria" (sa création 2018) qu'aucune dictature, fût-elle celle de Jair Bolsonaro, ne pourrait jamais soumettre, Lia Rodrigues, soutenue ardemment par neuf scènes de la Région Nouvelle Aquitaine, nous revient… Tout autant déterminée à résister par le truchement de l'art de la fête à un monde ployant sous les menaces des prédateurs aux commandes, elle inonde le plateau de couvertures colorées mues par onze danseurs et danseuses, eux-mêmes habités par les "encantados", ces esprits hérités de la culture afro-indigène brésilienne. Dans une effervescence de couleurs rythmées par des musiques trépidantes, la fête en battant son plein consacre la nécessité des luttes vitales.



© Sammi Landweer.
En symbiose avec les habitants de la favela de Maré où elle a installé son école de danse, Lia Rodrigues, blanche de peau née elle-même au Brésil, héritière de la colonisation portugaise, engage sa force créative aux côtés de celles et ceux qui, victimes aujourd'hui encore de la colonisation, voient leurs souffrances démultipliées par l'arrivée au pouvoir d'un président d'extrême-droite les considérant comme des citoyens de seconde zone. Si l'intérêt esthétique de la performance dansée d'"Encantado" dépasse le contexte qui l'engendre, il n'en reste pas moins qu'il lui est consubstantiel et que vouloir pudiquement le minorer serait crime contre l'humanité… de sa démarche artistique.

Sur la surface de l'immense plateau du Carré de Saint-Médard près de Bordeaux, la troupe brésilienne, invitée en décembre dernier au Festival d'Automne à Paris, déploie dans un silence recueilli le tout aussi immense tapis composé de centaines de couvertures bigarrées aux couleurs éclatantes. Tissus symbolisant les couleurs de la diversité, et qui deviendront autant de matériaux vivants, prolongeant les corps des danseurs qui s'en feront à leur tour les fiers porte-étendards.

© Sammi Landweer.
Stimulées par les mélopées des chants indigènes entendus lors des manifestations d'août 2021 organisées contre la politique de déforestation de l'Amazonie, les chorégraphies jouent et rejouent les étapes du chemin à parcourir pour faire voler en éclats le joug de l'asservissement. Chorégraphies apparemment improvisées tant leur flux répond à une énergie organique irrépressible, alors qu'il n'en est rien, chaque mouvement - après improvisation au plateau - ayant été minutieusement "écrit".

Après un premier temps silencieux où chacun(e) individuellement, nu comme un ver, va revêtir le "costume" qui lui sied en se fondant dans la masse de tissus exposés au sol, pour devenir animal ou autre force vitale délivrée des assignations, les deux autres étapes verront les relations se nouer pour exploser dans un concert de tableaux vivants dignes des grands rassemblements psychédéliques d'après 68. Fête libératrice faisant la nique aux conservatismes de tous poils et célébrant joyeusement la liberté des corps, prémices d'une autre révolution (cf. "La révolution sexuelle" de Wilhelm Reich ou "L'homme unidimensionnel" d'Herbert Marcuse reliant rébellion instinctuelle et révolte politique).

© Sammi Landweer.
Grimaces dantesques, sourires simiesques jusqu'aux oreilles, gesticulations effrénées, tout témoigne d'une vitalité incoercible faisant fi des comportements normés. Accélérant ou ralentissant leurs mouvements calqués sur une musique répétitive, se hissant les uns sur les autres pour devenir impressionnants de grandeur ou rampant au sol, revendiquant fièrement une nudité naturelle non corsetée dans les tabous des dominants, chaque danseur et danseuse est invité à naître à lui-même sans se soucier d'autres préceptes que ceux de réenchanter le monde vu à leur échelle.

Quant aux tissus, ils deviennent leur prolongement pour danser avec eux, leur servir d'instruments, non seulement les complétant mais les projetant dans une autre dimension, celle de leurs désirs à assouvir. Ainsi des hommes barbus à souhait portent-ils tendrement dans leurs bras des bébés de chiffons, un autre (le maître blanc à "désarçonner") chevauche-t-il deux esclaves à quatre pattes, nus et reliés à lui par deux tresses de tissus. Une femme exhibe fièrement sa poitrine opulente avec laquelle elle joue frénétiquement, pendant qu'un homme, sexe à l'air sous sa tunique, se plaît aux allées et venues d'un mannequin défilant avec effets de hanches à l'appui. Transes furieuses qui aboutissent à des danses déliées dans un chaos de tissus colorés exaltant la frénésie du plateau.

© Sammi Landweer.
Explosion de couleurs et de musiques propres à réenchanter le monde, cette chorégraphie construite collectivement avec ses danseurs et danseuses issus pour beaucoup de la favela, "Encantado" résonne en nous comme un somptueux hymne à la vie. Une existence qui, si elle n'est jamais donnée, et encore moins lorsque l'on vit dans un pays comme le Brésil, se conquiert en opposant aux forces de mort, les forces vives des peuples "en mouvement".

La fête serait-elle le maillon incontournable d'une résistance à opposer aux tenants d'un pouvoir coercitif déniant à l'humain son droit de cité ? Si l'on en croit la fabuleuse énergie dégagée ce soir-là par "Encantado", énergie ressentie à l'unisson de la salle comble "survoltée", l'on pourrait avancer que Lia Rodrigues et sa troupe posent méthodiquement, de performance en performance, les pierres précieuses d'une théologie laïque de la libération.

Vu le mercredi 2 février 2022 à la Scène Nationale Carré-Colonnes à Saint-Médard (33).

"Encantado"

© Sammi Landweer.
Chorégraphie : Lia Rodrigues.
Dansé et créé en étroite collaboration avec : Leonardo Nunes, Carolina Repetto, Valentina Fittipaldi, Andrey Da Silva, Larissa Lima, Ricardo Xavier, Joana Lima, David Abreu, Matheus Macena, Tiago Oliveira, Raquel Alexandre.
Assistante à la création : Amalia Lima.
Dramaturgie : Silvia Soter.
Collaboration artistique et images : Sammi Landweer.
Lumières : Nicolas Boudier.
Régie générale et lumière : Baptiste Méral et Magali Foubert.
Bande sonore, mixage : Alexandre Seabra (à partir d’extraits de chansons de scène du Peuple Guarani Mbya/Village de Kalipety do T.I. territoire indigène/Tenondé Porã, chanté et joué pendant la manifestation des indigènes à Brasilia en août 2021 pour la reconnaissance de leurs terres ancestrales en péril).
Durée : 1 heure.

© Sammi Landweer.
Jeudi 10 février 2022 à 20 h 30.
TAP - Théâtre Auditorium Poitiers - Scène nationale, Poitiers (86).
Réservation : 05 49 39 29 29.
>> tap-poitiers.com

Yves Kafka
Mercredi 9 Février 2022
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