Théâtre

Dans "Cet Air Infini", la rencontre de la mythologie et de l'exil moderne s'illumine de poésie et de tendresse

"Cet Air Infini" donne les mots et l'espace nécessaires pour que les créatures étranges, que sont les actrices et les acteurs chargés de personnages, vivent et s'emparent du présent. Une femme, un homme, vibrant dans l'atmosphère comme des images holographiques, se rencontrent. Ils pourraient être des mirages d'un horizon surchauffé, d'un désert aride, comme on en rêve, fait de dunes et d'oasis, mais ce désert est bien différent.



© Christophe Raynaud de Lage.
C'est au milieu de l'architecture de ville que ces deux êtres existent. Lui est topographe. Elle se cogne aux angles des bâtiments qui s'érigent, s'écroulent ou s'abattent sans arrêt. Il établit des plans pour construire de nouveaux modes de vies, des tours, des gratte-ciels, des quartiers qu'on emporte en gravats. Elle est l'image de la permanence des sentiments humains puissants. Elle est aussi et surtout multiple, tantôt Électre, tantôt Phèdre, Médée, Antigone, avec la tâche de respecter au-delà de tout l'humain. Et pourtant, tous les deux sont perdus, exilés, esseulés.

Dans ce grand silence au cœur du brouhaha des villes que connaissent les exilés, les mis au ban, ils parviennent difficilement à s'entendre, se parler, s'écouter. Mais ils y parviennent, las de parler seuls. Comme dans les tragédies antiques, il y a de l'effroi qui transpire de cette représentation dans le magnifique studio du Théâtre de l'Épée de Bois, mais aussi une source de vitalité, de revitalisation de la beauté humaine. Et ces deux exilés (lui a abandonné sa famille dans son pays pour travailler ici, elle sera chaque fois une exilée intérieure) tressent scène après scène la trame d'une humanité étouffée par la grande entreprise de l'expansion économique moderne.

© Christophe Raynaud de Lage.
Le texte de Lluïsa Cunillé tente de rassembler ce qui continue à battre dans les cœurs, dans un univers qui n'a rien à foutre des vies brisées. Écrite avec une insolence assumée, une élégance pertinente et une recherche de sensible, la pièce donne le sentiment de fragilité, autant que de force imperturbable. Les deux interprètes, Marie Micla et Jean-Noël Dahan, ne sont pas étrangers à cette impression.

Marie Micla et Jean-Noël Dahan sont, comme je l'ai dit au début de cet article, deux créatures, mises en apparition par la mise en scène très précise de ce dernier. Marie Micla incarne, dans le même souffle, mais avec des élans totalement différents, les figures mythologiques des femmes fortes, brisées par le système qu'elles ont affronté. Tant charnelle qu'aérienne, elle enfante chacun de ces personnages sans heurts, et sa voix profonde, ses gestes mesurés sont tous fascinants.

Avec elle, Jean-Noël Dahan est, lui aussi, émigré, famille abandonnée au pays, une sorte de fantôme dans nos villes, dans nos rues. Un spectre qui se sent spectre, sans langue, sans connaissance, avec sa vie passée enfouie en lui-même aussi lointaine et brûlante qu'une mythologie intime. Il est un personnage touchant et fragile. "Je sais que j'ai cessé d'être un étranger et que je suis devenu un inconnu pour les autres et pour moi-même", dit-il.

On pourrait peut-être recueillir les mots de ce spectacle entre ses paumes, comme du sable, et le laisser filer au vent du temps suspendu.
◙ Bruno Fougniès

"Cet air infini"

© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Lluïsa Cunillé.
Traduction : Laurent Gallardo.
Mise en scène : Jean-Noël Dahan.
Avec : Marie Micla et Jean-Noël Dahan.
Création lumières : Marc Delamézières.
Création sonore : Jean-Marc Istria.
Production : Cie Éclats Rémanence.
Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 15.

Du 13 au 30 mars 2025.
Du jeudi au samedi à 21 h, samedi et dimanche à 16 h 30.
Théâtre de l'Épée de Bois, Salle de répétition (studio), Paris 12e, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

© Christophe Raynaud de Lage.

Bruno Fougniès
Mercredi 26 Mars 2025
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