Théâtre

"Arcadie" Le paradis est pavé de bonnes intentions…

Quand Sylvain Maurice, séduit par les aspirations libertaires de l'héroïne du best-seller éponyme d'Emmanuelle Bayamack-Tam, jette son dévolu sur le prix du Livre Inter 2019, c'est animé (comme l'écrivaine) des meilleures intentions du monde… Projeter sur un plateau le récit d'apprentissage d'une toute jeune fille découvrant Liberty House, lieu dont le seul nom vaut programme, apparaît prometteur de matières propres à questionner nos sociétés de plus en plus corsetées, voire liberticides…



© Christophe Raynaud de Lage.
Mais si l'adaptation du metteur en scène est restée fidèle au roman, notamment au travers du choix de l'actrice proposant une vivante interprétation de l'itinéraire suivi par l'adolescente, a-t-elle pour autant réussi à "percuter" les paradis proposés afin d'ouvrir sur une réelle réflexion ?

Sur un carré immaculé délimité au sol, enveloppée d'une musique douce, émerge l'interprète à la tête couronnée de fleurs. Seule en scène, elle va conter à la première personne une expérience fabuleuse, celle de la rencontre d'une jeune fille à peine pubère avec le mentor d'une communauté portant le nom évocateur d'Arcady… Dans ce lieu paradisiaque, sorte de cour des Miracles accueillant les exclus du monde contemporain, se retrouvent handicapés physiques, dépressifs et bipolaires, marginaux refusant en bloc les "avancées" des technologies nouvelles. Sous la houlette des plus aimantes de leur gourou protecteur, ils vont vivre là, en milieu naturel, une paix fabriquée à l'aune de leurs aspirations libertaires.

© Christophe Raynaud de Lage.
Farah, dont le corps sculpté par les lumières du plateau n'en finit pas de vibrer, découvre émerveillée les frissons causés par une nature grouillante de vie. Des frémissements intenses qui, très vite, vont envahir son propre corps, comme des ondes naturelles partant de son bas ventre pour la submerger de plaisirs intenses. Rien à voir avec les ondes maudites ayant précipité sa mère dans ce havre "isolé" pour la mettre à l'abri de toutes émissions électromagnétiques. L'évocation de leur appartement d'avant, transformé en sanctuaire évidé de ses ordinateurs, téléphones portables et autres plaques à induction n'ayant pas réussi à protéger des fichues radiations sa génitrice revêtue d'un scaphandre d'apicultrice, lui offre l'occasion de joindre l'humour à l'extase promise par l'existence ici et maintenant…

Une promesse de vie pastorale sans entraves où le désir est érigé en bien sacré par Arcady, son berger, guide spirituel et membre éminemment viril de cette communauté hédonique. Veillant personnellement à ce que chacun et chacune, quels que soient son physique et son mental, puisse avoir accès aux satisfactions d'une sexualité vécue dans l'innocence d'avant le péché originel, il s'affairera – avec grande générosité – à donner corps à sa philosophie…

© Christophe Raynaud de Lage.
En effet, dans ce lieu de vie protégée, tout le monde, handicapé, difforme, malade ou vieux, a droit à une sexualité épanouie. Et Arcady en est le premier garant, butinant de manière consentie chacun et chacune selon ses désirs… Quant au corps de Farah, travaillé par le flux des hormones adolescentes, il verra là l'opportunité de réaliser ses aspirations en connaissant la jouissance d'une union orgasmique avec le pasteur à l'aura divine.

Aux antipodes des "valeurs actuelles", ces pratiques énoncées en toute candeur pourraient apparaître choquantes… Mais le sont-elles vraiment lorsque l'on prend acte qu'elles présupposent le consentement éclairé des Arcadiens disposant de leurs corps comme ils l'entendent, un corps qui leur appartient en dehors de tout diktat étatique… D'ailleurs, le patriarche se gardera bien de satisfaire la demande explicite de Farah – "J'ai quatorze ans, mais je t'aime et te désire" – avant qu'elle n'ait atteint l'âge d'une maturité lui permettant d'émettre un consentement réfléchi.

Venant se superposer au thème de la liberté sexuelle, assumée pleinement en tant que ferment de libération (écho de "La Révolution sexuelle", 1936, de Wilhelm Reich, révolutionnaire et psychanalyste maudit), celui de l'identité genrée (héritée de l'état civil ou vécue en son for intérieur ?) créera, un temps, un trouble chez l'héroïne… En effet, privée de règles et conduite chez une gynécologue un brin excitée par le cas clinique qu'elle découvre, Farah se découvrira anatomiquement mi-homme, mi-femme. Et là encore, c'est Arcady qui, hors de tout tabou, la rassurera pleinement en enfouissant son visage dans sa toison. La comédienne, se lovant au sol, délivrera alors un récit extatique du passage à l'acte qui s'en suivra, ponctuant enfin l'union charnelle tant désirée.

En effet, n'ayant trouvé ni dans les livres, ni dans ses rencontres féminines, une réponse sur l'essence de la féminité (existe-t-elle ou est-elle une construction ?), Farah s'en remettra corps et âme à celui qui la fait advenir à l'état de sujet désirable, désirable à ses yeux et aux yeux des autres. Acte sexuel vécu comme fondamentalement libérateur en écho aux slogans d'un certain Mai 68 où politique et sexe étaient liés indissolublement : "Plus je fais l'amour, plus j'ai envie de faire la révolution ; plus je fais la révolution, plus j'ai envie de faire l'amour".

Alors, expérience libératrice aux vertus émancipatrices que celle offerte par le maître à penser de cette communauté édénique incarnée au plateau par une comédienne débordante de vitalité ? Peut-être… jusqu'au moment où la mécanique impeccablement huilée s'enrayera. Le gourou ne s'octroiera-t-il pas à l'occasion des droits refusés à ceux qu'il régente ? Ne les incitera-t-il pas à trouver de nouveaux adeptes fortunés pour "enrichir" la communauté ? Et surtout, lorsqu'un migrant viendra s'introduire dans le périmètre du territoire protégé, remettant en cause l'équilibre construit, qu'en sera-t-il de la belle générosité prêchée à tout-va par le groupe et son guide suprême ?

© Christophe Raynaud de Lage.
C'est là où, "dramatiquement", le bât blesse, la mise en jeu ne questionnant à aucun moment une vision quelque peu chimérique… En effet, si l'héroïne de papier et de plateau, se sentant légitimement trahie dans ses illusions, s'affranchit d'Arcady en prenant ses distances, c'est pour aller créer tout feu tout flamme sa propre communauté…

Devenant nouvel apôtre du bonheur à la portée de tous, la Sauveuse de l'Humanité, archange prônant, elle, l'amour inconditionnel et sans frontières du prochain, quelle que soit sa couleur de peau, son origine, on est en droit de craindre le pire… tant l'Histoire nous a appris que derrière tout ayatollah du bonheur des peuples se cache un dictateur en puissance. Et si "l'amour existe", encore faudrait-il ne pas le prendre pour "argent comptant"… sur un autre pour le faire vivre.

Vu le jeudi 2 mai 2024, Salle Vauthier du TnBA de Bordeaux en Aquitaine.

"Arcadie"

Texte : Emmanuelle Bayamack-Tam.
Adaptation : Sylvain Maurice.
Mise en scène : Sylvain Maurice.
Avec : Constance Larrieu.
Création lumière : Rodolphe Martin.
Création sonore : David Bichindaritz.
Costumes : Olga Karpinsky.
Collaboration à la scénographie et régie générale : Alain Deroo.
Régie lumière : Rodolphe Martin.
Régie son : Jérémie Tison.
Durée : 1 h 15.
"Arcadie" est édité chez P.O.L - prix du Livre Inter 2019.

Représenté du lundi 29 avril au vendredi 3 mai 2024 au TnBA à Bordeaux (33).

Tournée
Du 15 au 17 mai 2024 : Théâtre du Point du Jour, Lyon (69)
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Mardi 14 Mai 2024
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