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À corps et à chuchotements… l'écriture à vif de la vingtième édition du Festival Trente Trente

Ça y est, c'est (re)parti… Depuis le 12 janvier et jusqu'au 2 février, la Nouvelle Aquitaine vit au rythme des formes courtes - au croisement de la danse, du cirque, de la musique, du théâtre et des installations - irradiant les lieux culturels de leur éclat à nul autre pareil. Parmi elles, deux chorégraphies - "Frau Troffea" et "AEREA" - et une installation audio-spectacle - "Du luxe et de l'impuissance". Trois formes résolument contemporaines où, "à corps et chuchotements", l'écriture à vif porte la marque de la fabrique de Trente Trente.



"Frau Troffea" © Pierre Planchenault.
"Frau Troffea", de la Cie Samuel Mathieu, projette un danseur au corps sculptural - Martin Mauriès - sur un plateau nu réfléchissant son corps à demi-nu. Un homme… pour "raconter" l'histoire d'une femme, Frau Troffea, vivant à Strasbourg à l'été 1512, et qui fut la première victime documentée d'une étrange épidémie de danses frénétiques terrassant les habitants. Le choix de l'interprète, un homme, prend sens : gommer les frontières du sexe de naissance pour libérer les variations infinies du corps humain exposé dans tous ses états, celui des êtres hommes-femmes réunis et confondus dans la même trajectoire gravitationnelle.

Long et sensible cheminement mettant en tension les muscles saillant sous la peau, telle une membrane palpitant au rythme d'une musique répétitive entrecoupée de longs silences. Sculpté par les variations d'une lumière révélatrice, le corps s'exerce à explorer le moindre territoire constituant ce qui l'enveloppe. Les pieds arrimés au sol, dans un silence augural annonçant les frénésies à venir, l'interprète déploie une énergie palpable aboutissant à l'accélération des mouvements jusqu'à épuisement. Contorsions, gestes élancés, glissades, jetés aériens, tombés au sol répétés à l'envi, ponctuent de leurs "accidents" chorégraphiés cette recherche à jamais inaccomplie.

"AEREA" © Pierre Planchenault.
Dans "AEREA", Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi jouent du drapeau comme d'autres d'un bâton de danse. Ce duo, expert en communication entre histoire et contemporanéité, se joue de la solennité héritée de ce tissu. Défroquant ce symbole de son passé identitaire, il n'a de cesse d'explorer les potentialités lovées dans ses plis. Arborant une toile d'un gris neutre, gommé volontairement de tout signe ou couleur distinctifs, le drapeau se prête alors à toutes projections engageant l'imaginaire.

Accompagnés d'une rumeur grandissante, le danseur et la danseuse émergent de l'obscurité qui les recouvrait. Leur marche mimétique, cadencée par les mouvements d'une précision millimétrée des deux drapeaux dont ils sont porteurs, se ponctue par un atterrissage en règle. Allongés au sol, leurs corps se retrouvent "drapés" dans ce qui devient leur linceul ponctuant l'épopée militaire dont le drapeau fut, tant de fois, le héraut glorieux et funeste.

Mais il devient aussi, ce tissu protéiforme, la muleta des matadors qui de glissades en pirouettes galvanisent la foule réunie dans l'arène. Ou le foulard du magicien faisant disparaître joyeusement sa complice recouverte de son tissu. Ou encore la bannière aérienne des défilés sportifs virevoltant au gré des pulsations imprimées par leurs athlétiques porte-drapeaux. Ballet incessant de voilures, cette chorégraphie hypnotique en noirs et gris a pour effet de démultiplier les significations de cet objet connoté pour le désacraliser avec panache.

"Du luxe et de l'impuissance" © Pierre Planchenault.
"Du luxe et de l'impuissance", (re)lu et mis "instinctuellement" en voix par Jean-Luc Terrade, monté en audio spectacle aux vertus hypnotiques par Karina Ketz, se présente comme une invitation à plusieurs voix… Une invitation à un troublant voyage en compagnie d'un autre Jean-Luc, Jean-Luc Lagarce, auteur du recueil éponyme.

Au fond du Garage Moderne - lieu associatif bouillonnant d'initiatives citoyennes, dont le nom, eu égard au hangar qui l'abrite, fait figure d'antiphrase -, une mythique Mercédès datant des années quatre-vingt-dix, les années sida, attend ses quatre passagers. Embarqués à son bord, ils vont vivre des moments "in-ouïs", traversant à rebours le siècle pour rejoindre les écrits testaments du dramaturge. Défileront devant eux, sur l'écran tendu devant le parebrise flanqué de deux phares, des kilomètres d'asphalte rayé par le seul faisceau lumineux des autres véhicules. Défilera la bande sonore, écho des textes, mettant en abyme les tournées théâtrales et les réflexions sans concession aucune de l'auteur des "Derniers remords avant l'oubli".

D'une voix chuchotée, comme une confidence glissée au creux de l'oreille, ou de la voix chaude de l'amoureux d'un théâtre promu au rang d'un art de vivre - et pas seulement d'"un art vivant" galvaudé -, Jean-Luc Terrade se coule dans les écrits de J-L Lagarce pour les faire réentendre à l'aune de sa propre sensibilité, se lovant à l'envi dans les détours de sa prose éclairée d'une beauté noire. "Et parfois je me sens impuissant. Inutile, dans l'incapacité de tout, restant là à ne plus rien pouvoir faire ou dire. Être aveugle et sourd et imbécile encore. Attendre et subir mon impuissance. Être démuni et devoir renoncer. Être immobile dans l'incapacité de prendre la parole, de dire deux ou trois choses imaginées dans la solitude et qu'on pensait essentielles".

"Du luxe et de l'impuissance" © Pierre Planchenault.
Tirer de sa fragilité la force de vivre et de créer (deux verbes ici confondus), surtout ne pas s'en défendre mais l'accueillir pour échapper à toute tentation de complaisance vis-à-vis de soi et des autres. Tenter sans force et (surtout) sans armure d'atteindre le point de rencontre avec l'autre en nous, la douceur infinie de l'Amour et la pureté de la Mort à l'œuvre. Et, encore une fois, se dire de ne pas taire le hurlement salutaire, la saine haine qui comme un cri déchirant la nuit des obscénités de la bienséance vient réveiller l'indifférence. Résister…

"Et l'année suivante, une fois encore, l'année suivante, retourner au bord de la mer, traverser à nouveau la France, repartir en tournée"… Calés dans nos sièges, avec en point de mire la ligne blanche lumineuse, nous nous abandonnons à la petite musique des mots délivrés par les voix de l'acteur "en coulisses", des mots qui font résonner en nous ce voyage au bout de la nuit théâtrale. Et quand la voix profonde de Barbara vient mêler ses accents ensorceleurs pour chanter "Ô mes théâtres Ô mes silences Mes paradis et mes enfers Mes ténèbres et ma transparence", ce sont des frissons d'émotions vives qui nous gagnent.

Ainsi en va-t-il de cette traversée à vif, où, entre ombres, lumières, et sons filtrant de toutes parts, se joue et rejoue la promesse de toutes les incertitudes, d'une lutte sans compromis possible avec l'arrogance suffisante de tout ordre établi. Résister en s'offrant le luxe de l'impuissance comme viatique à la médiocrité… avant que le silence accompagnant le mot FIN projeté sur l'écran ne ponctue les derniers désirs de ce moment d'exception.

"Frau Troffea" © Pierre Planchenault.
"Frau Troffea"
Danse.
Conception et chorégraphie : Samuel Mathieu.
Interprétation et chorégraphie : Martin Mauriès.
Création musicale : Maxime Denuc.
Conception lumière : Arthur Gueydan.
Régisseur général : Jean-François Langlois.
Durée : 40 min.

Vu le mercredi 18 janvier à La Manufacture CDCN Bordeaux, dans le cadre du Festival Trente Trente qui se déroule du 12 janvier au 2 février 2023.

"AEREA" © Pierre Planchenault.
"AEREA"
Danse.
Conception et interprétation : Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi.
Musique : Demetrio Castellucci.
Lumières : Annegret Schalke.
Costumes : Ginevra Panzetti et Enrico Ticconi.
Coach maniement du drapeau : Carlo Lobina.
Club d'agitateurs de drapeaux d'Arezzo.
Régie technique : Paolo Tizianel.
Durée 30 min.

Vu le mercredi 18 janvier à La Manufacture CDCN Bordeaux, dans le cadre du Festival Trente Trente.

"Du luxe et de l'impuissance" © Pierre Planchenault.
"Du luxe et de l'impuissance"
Installation audio spectacle pour 4 personnes.
Création en 2003 - reprise de l'audio spectacle et création d'un nouveau dispositif en 2023.
Textes : Jean-Luc Lagarce, aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.
Voix et création audio spectacle : Jean-Luc Terrade et Karina Ketz.
Durée 30 min.

Vu le jeudi 19 janvier à 20h, au Garage Moderne de Bordeaux, dans le cadre du Festival Trente Trente.

Du 19 au samedi 28 janvier 2023.
Vendredi 27 janvier à 17 h 30, 18 h 10, 18 h 50 et 19 h 30.
Samedi 28 janvier à 14 h, 14 h 40, 15h20, 16 h, 16 h 40, 17 h 20, 18 h, 18 h 40 et 19 h 20.
Au Garage Moderne, accès par le 1 rue des étrangers, Bordeaux.

Festival Trente Trente
Du 12 janvier au 2 février 2023.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Mercredi 25 Janvier 2023
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