La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Quartett" Le cruel objet du désir ou le vénéneux rapport des sexes

"Quartett", Lieu Sans Nom, Bordeaux

Le jeune metteur en scène Hugo Layan de la Compagnie Themroc nourrissait un très vieux rêve : mettre en jeu avec ses deux complices, Clémence Longy et Antoine Villard, la pièce sulfureuse du dramaturge allemand qui, en 1980, s'était emparé du chef-d'œuvre de Fréderic Choderlos de Laclos - "Les liaisons dangereuses", écrites quelque deux cents ans auparavant - pour délier à l'envi les liens viciés du masculin et du féminin à jamais opposés dans une guerre sans autre issue que physique, celle de la "petite mort", cette jouissance mortelle…



© Abigaïl Jacquier.
© Abigaïl Jacquier.
Et son fantasme s'est cristallisé devant nous en pierre philosophale où, émergeant d'une apocalypse dystopique, deux libertins roués rivalisent d'intelligence éclairée, réunis pour plusieurs représentations dans ce théâtre au nom prédestiné de Lieu Sans Nom.

Lacan énonçait qu'"il n'y a pas de rapport sexuel", à entendre que l'homme et la femme ne se rencontrent pas dans leurs jouissances respectives, et que, faute de ne pouvoir se "comprendre" - fonction dédiée au langage - ils sont condamnés physiquement à se prendre et reprendre ad vitam aeternam. Dans ce bunker "no-futur", situé mille ans après la quatrième guerre mondiale, les deux acteurs (se) jouant des quatre personnages tour à tour incarnés (quartet composé du vicomte de Valmont, de la marquise de Merteuil, de sa nièce à la virginité immaculée et de la vertueuse présidente Madame de Tourvel) vont faire éclater l'espace-temps et pulvériser les frontières du genre masculin et féminin. En nous entraînant dans un tourbillon de mots crus enchâssés dans une syntaxe de haut vol, le mécanisme troublant - exquis vouvoiement pour dire l'insolence de la rouerie libertine - du langage à l'œuvre a le pouvoir de faire vaciller le spectateur sur le versant de "l'autre scène", celui d'une parole parlant à nos inconscients bien au-delà de ce qu'elle énonce.

© Abigaïl Jacquier.
© Abigaïl Jacquier.
Dans un dispositif bi-frontal, offrant une vue en contre plongée sur les deux acteurs réunis après "une si longue absence" sur un praticable d'après vitrification nucléaire, le jeu charnel dépouillé de tout artifice - si ce n'est l'artefact de la présence-absence de Valmont, projetée en prémices sur grand écran, faisant écho au vide des rencontres virtuelles proposées par les réseaux sociaux contemporains - est mis en abyme par l'irruption d'appropriées séquences vidéo. Ainsi, en démultipliant par un jeu "virtuel" de miroirs la confrontation des deux monstres - individus dont le comportement s'affranchit des normes admises communément par le corps social -, la technologie vidéaste réintègre le processus à l'œuvre dans l'échange épistolaire originel : l'un puis l'autre est tour à tour maître de la parole.

Car c'est la parole "à la vie, à la mort" qui est bien le vrai enjeu de cette confrontation sans pitié, le désir semblant après tant d'années avoir déserté la protagoniste qui mime d'emblée avec une ostentation calculée une jouissance "théâtrale" sous les yeux de son ex-amant. Combat cruel, guerre des sexes apparentés l'un et l'autre à des tigres ramenés à leur animalité, chacun usant à profusion de ses saillies acérées jusqu'à ce que mort s'ensuive.

© Abigaïl Jacquier.
© Abigaïl Jacquier.
Ainsi, outre leur confrontation directe, ils interchangeront leur rôle pour vivre ce que l'autre peut éprouver dans sa chair afin de mieux pénétrer son intimité, mieux le posséder. Dans ce jeu de masques, non pas destinés à cacher qui ils sont mais tout au contraire à projeter - fonction du masque dans le théâtre antique - l'essence de ce qu'ils sont, le vicomte de Valmont jouera la présidente Madame de Tourvel en train d'être séduite par lui ou encore la marquise de Merteuil lui dévoilant ses obscènes projets. Merteuil, elle, jouera la lubricité de Valmont ainsi que son ingénue nièce à déflorer.

Deux maîtres du jeu libertin endossant leur rôle, les échangeant à l'envi, et jouant tour à tour celui des victimes abusées par le vicomte. De quoi, parfois - il faut l'avouer - en perdre son français mais qu'importe ! L'essentiel est autre : en effet, la possible confusion, pour le spectateur, des rôles distribués rend la pleine mesure de la confusion vécue en chacun des deux protagonistes. À vouloir jouer avec le feu des identifications à tout vent, on périt par le feu d'un poison pourtant ingéré en toute conscience. D'ailleurs la chute se clôt sur une ambiguïté singulière, à déguster comme un vin délivrant des arômes pluriels… Qui mourra ?

Le personnage dont on rejoue le suicide (Madame de Tourvel) ou la personne qui en fut l'artisan (Valmont) succombant à son tour au même traitement ? Mort singulière ou plurielle, diffractée par les miroirs de la vidéo ? "Mort d'une putain", conclura Merteuil portant le masque de Valmont pour commenter la disparition du vicomte sans pour autant l'élucider… Quel destin pour celui qui portait haut sa virilité que de disparaître sous les traits d'un déguisement féminin : suprême conquête du féminin assimilé ou défaite ultime du masculin ?

Enfin pour rendre compte de la vivacité de ce langage libertin, illuminé par la beauté noire de la langue déliée de tous tabous, on citera l'une des saillies de Merteuil : "Qu'avez-vous appris si ce n'est à manœuvrer votre queue dans un trou en tous points semblables à celui dont vous êtes issu, avec toujours le même résultat, plus ou moins divertissant, et toujours dans l'illusion que l'applaudissement des muqueuses d'autrui va à votre seule personne, que les cris de jouissance sont adressés à vous, alors que vous n'êtes que le véhicule inanimé de la jouissance qui vous utilise, indifférent et tout à fait interchangeable, bouffon dérisoire dans sa création. Vous le savez, pour une femme tout homme est un homme qui fait défaut".

Théâtre à fleur de peau, cette "joute à mort" - au plus près du texte d'Heiner Müller - est à vivre comme une expérience convoquant l'essentiel obscur en chacun et chacune. Par l'entremise (en scène) d'une mise en jeu contemporaine aussi rigoureuse qu'inventive, et d'une interprétation sans failles des deux comédiens, l'"en-jeu" dramatique nous est rendu sensible. Le transfert opère et le cruel objet du désir, ainsi remis au travail, questionne nos rapports à nous-mêmes et à l'autre sexe, cet autre mystérieux qui nous "occupe".

"Quartett"

© Hugo Layan.
© Hugo Layan.
Texte : Heiner Müller.
Traduction : Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux (Les Éditions de Minuit, 1982).
Mise en scène : Hugo Layan.
Avec : Clémence Longy et Antoine Villard.
Régie générale : Matthieu Abraham.
Par la Compagnie Themroc.

A été représenté les 6, 11, 12, 13 juin à 20 h 30 et le 8 juin à 14 h 30.
Au Lieu Sans Nom de Bordeaux (33).
D'autres dates sont à venir à Paris.

Yves Kafka
Lundi 17 Juin 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Dub" Unité et harmonie dans la différence !

La dernière création d'Amala Dianor nous plonge dans l'univers du Dub. Au travers de différents tableaux, le chorégraphe manie avec rythme et subtilité les multiples visages du 6ᵉ art dans lequel il bâtit un puzzle artistique où ce qui lie l'ensemble est une gestuelle en opposition de styles, à la fois virevoltante et hachée, qu'ondulante et courbe.

© Pierre Gondard.
En arrière-scène, dans une lumière un peu sombre, la scénographie laisse découvrir sept grands carrés vides disposés les uns sur les autres. Celui situé en bas et au centre dessine une entrée. L'ensemble représente ainsi une maison, grande demeure avec ses pièces vides.

Devant cette scénographie, onze danseurs investissent les planches à tour de rôle, chacun y apportant sa griffe, sa marque par le style de danse qu'il incarne, comme à l'image du Dub, genre musical issu du reggae jamaïcain dont l'origine est due à une erreur de gravure de disque de l'ingénieur du son Osbourne Ruddock, alias King Tubby, en mettant du reggae en version instrumentale. En 1967, en Jamaïque, le disc-jockey Rudy Redwood va le diffuser dans un dance floor. Le succès est immédiat.

L'apogée du Dub a eu lieu dans les années soixante-dix jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Les codes ont changé depuis, le mariage d'une hétérogénéité de tendances musicales est, depuis de nombreuses années, devenu courant. Le Dub met en exergue le couple rythmique basse et batterie en lui incorporant des effets sonores. Awir Leon, situé côté jardin derrière sa table de mixage, est aux commandes.

Safidin Alouache
17/12/2024
Spectacle à la Une

"R.O.B.I.N." Un spectacle jeune public intelligent et porteur de sens

Le trio d'auteurs, Clémence Barbier, Paul Moulin, Maïa Sandoz, s'emparent du mythique Robin des Bois avec une totale liberté. L'histoire ne se situe plus dans un passé lointain fait de combats de flèches et d'épées, mais dans une réalité explicitement beaucoup plus proche de nous : une ville moderne, sécuritaire. Dans cette adaptation destinée au jeune public, Robin est un enfant vivant pauvrement avec sa mère et sa sœur dans une sorte de cité tenue d'une main de fer par un être sans scrupules, richissime et profiteur.

© DR.
C'est l'injustice sociale que les auteurs et la metteure en scène Maïa Sandoz veulent mettre au premier plan des thèmes abordés. Notre époque, qui veut que les riches soient de plus en plus riches et les pauvres de plus pauvres, sert de caisse de résonance extrêmement puissante à cette intention. Rien n'étonne, en fait, lorsque la mère de Robin et de sa sœur, Christabelle, est jetée en prison pour avoir volé un peu de nourriture dans un supermarché pour nourrir ses enfants suite à la perte de son emploi et la disparition du père. Une histoire presque banale dans notre monde, mais un acte que le bon sens répugne à condamner, tandis que les lois économiques et politiques condamnent sans aucune conscience.

Le spectacle s'adresse au sens inné de la justice que portent en eux les enfants pour, en partant de cette situation aux allures tristement documentaires et réalistes, les emporter vers une fiction porteuse d'espoir, de rires et de rêves. Les enfants Robin et Christabelle échappent aux services sociaux d'aide à l'enfance pour s'introduire dans la forêt interdite et commencer une vie affranchie des règles injustes de la cité et de leur maître, quitte à risquer les foudres de la justice.

Bruno Fougniès
13/12/2024