La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2023

•In 2023• "Dans la mesure de l'impossible" Un travail "presque" comme les autres… Paroles d'humanitaires en prise avec l'(in)humanité

Convier sur scène quatre comédiens, doublures d'humanitaires dont les paroles ont été collectées avec grand soin, pour qu'ils se fassent les passeurs du vécu singulier de chacun, tel est l'enjeu incandescent de cet objet théâtral conçu par Tiago Rodrigues. Ainsi, le plateau de l'Opéra Grand Avignon deviendra-t-il, le temps d'une représentation, le champ d'opérations humanitaires à très hautes intensités émotionnelles.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Toutes les créations du metteur en scène portugais, si différentes soient-elles dans les thèmes abordés et dans les mises en jeu proposées, sont marquées au coin d'une vibrante humanité. Aussi n'est-il pas surprenant que l'ancien directeur du théâtre de Lisbonne ait élu la vie "ordinaire" des humanitaires, pour en proposer non une hagiographie, mais un récit en train de se faire au plus proche des réalités de terrain. Le résultat est bluffant de vérités humaines qui, dans une scénographie baignée de poésie envoûtante, explosent au grand jour pour que leurs éclats nous transpercent sans possibilité aucune d'échapper à leur impact.

Des toiles de tentes mouvantes au gré du vent qui les soulève, baignées par un spectre lumineux dominé par l'ambre, l'orangé et le rouge avant d'être saturé par le noir de la nuit, plantent le décor de lieux d'opérations jamais nommées, mais que l'on devine aisément être ceux du génocide rwandais, des montagnes d'Afghanistan ou encore des contrées d'Ukraine mis à feu et à sang par une guerre qualifiée de crimes contre l'humanité. Ces territoires en guerre sont nommés ceux de l'Impossible, contrastant avec les contrées (encore) en paix, le monde privilégié du Possible.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
En "lever de rideau" de cette anthologie de l'humanitaire, deux hommes et deux femmes alignés en bord de scène brossent le cadre des entretiens ayant nourri le spectacle à venir. Leurs attitudes annoncent l'authenticité des témoignages à suivre, rebattant d'emblée les cartes des représentations conventionnelles de l'humanitaire. Ils ne sont, ces femmes et ces hommes, ni des héros, ni des missionnaires, mais des échantillons de la complexité humaine "au travail", car faire de l'humanitaire est avant tout à prendre comme un travail… Cette séquence liminaire non exempte d'humour – l'un d'eux confie qu'il n'aime pas le théâtre et qu'il s'y ennuie terriblement – initialise le parti pris de la représentation : il s'agira avant tout de projeter les témoignages investis d'acteurs de terrain… et non d'acteurs de théâtre.

D'emblée, les préjugés sont mis à mal… Pour pouvoir regarder la mort en face, pour la côtoyer de près chaque jour, le sexe est le meilleur antidote des humanitaires, il les sauve de ce boulot répétitif et ennuyeux comme n'importe quel travail peut l'être. Exit les images d'Épinal, place aux réalités…

Le récit d'une ville anéantie au-delà des montagnes. Des ruines traversées par de vieilles femmes errantes et, au loin, un vieux camion arborant un vague drapeau censé le protéger des tirs. Dans ce paysage de fin du monde, deux hommes s'appliquent à charger des corps minutieusement enveloppés dans des draps immaculés. Et l'humanitaire d'apprendre d'eux, ce jour-là, l'importance à accorder aux morts, une question de dignité. Dans ses référents occidentaux, les blessés gisant auraient mérité avant tout leur attention. Un changement de paradigme.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
La batterie installée au centre du campement, faisant corps avec son musicien omniprésent, fait résonner jusque dans nos chairs des déferlements de bruits stressants… Un autre humanitaire prend la parole pour dire les attentes des proches à son retour de mission, une soif de curiosité… qu'il étanchera en racontant "une aventure" réclamée à cor et à cris entre des remarques de leur actualité : "Tu as vu, on a refait la salle de bain !". Le récit du choix qu'il a dû alors opérer – à qui attribuer la seule poche de sang disponible, alors que cinq enfants en avaient vitalement besoin – gâchera la soirée de son entourage… Deux mondes en parallèle, l'Impossible ne pouvant décidément rejoindre le Possible.

Parfois, les histoires de ceux qui sont aidés viennent si violemment percuter celles des aidants, que la vieille antienne consistant à penser que ceux qui aident ont la vie plus facile que les aidés vole en éclats. Parfois une rencontre irrigue l'aridité vécue, comme celle d'un médecin jardinier faisant pousser consciencieusement de la menthe, dont les graines offertes à un humanitaire de passage auront une vie meilleure que dans son pays voué à la destruction. Avec cependant un point commun à toutes ces histoires, "l'humanitaire n'est qu'un bout de sparadrap sur les maux de l'humanité". Si bien que certains, engagés dans l'action humanitaire, prenant conscience qu'ils ne pourront changer le monde, ne s'en remettent pas… et mutent pour un poste bien rémunéré dans une clinique privée du monde du Possible.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Et puis vient se nicher, sous forme d'une lettre (im)pertinente envoyée par un humanitaire à son organisation, le constat sans fard que le petit monde des humanitaires n'échappe pas aux dérives des perversions pédophiles de ceux qui occupent une situation de pouvoir en terrain fragile. Expérience compensée par celle de la rencontre du "petit footballeur mythologique", sauvé in extrémis de la mort par un autre humanitaire, qui sera sauvé à son tour grâce à l'enfant.

D'autres récits s'enchaîneront, tous traitant de sujets à vif. Ainsi de la marche chorégraphiée, effectuée sur un air de fado a cappella troublant au plus haut point, afin de célébrer les quelques minutes de silence arraché aux bruits de la guerre pour aller sauver un jeune combattant de quatorze ans ayant pris les armes. Celle de cette chirurgienne ayant sauvé un commandant en lui posant une prothèse, et qui lors d'un checkpoint, sans état d'âme la… et là, l'humanitaire qui porte ce récit, étranglée par l'émotion, demande l'arrêt de l'enregistrement. Ou encore celle de cette jeune femme, partie la tête pleine des belles images de sauveuse de l'humanité souffrante, qui, au contact du terrain, découvre qu'en tant que soldat de la paix, elle a été amenée à réprimer très durement les émeutes suscitées par la distribution de nourriture aux affamés. C'était sa première mission.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Quant au final, les paroles ayant été dites et entendues, les humanitaires quitteront la scène de leurs interventions pour laisser, éclairé par la lumière fabuleuse d'un soleil couchant tombé du gril, le musicien seul au plateau. Là, il fera résonner longtemps les battements syncopés de sa batterie comme autant d'épreuves inscrites en nous en lettres de feu… Un grand moment de "théâtre documenté", beau comme le soleil noir de la vérité de l'(in)humain et rendu sensible par les interprétations fulgurantes des comédiens, en particulier de Beatriz Brás et d' Adama Diop magistraux en tous points.

Vu le vendredi 14 juillet 2023, à l'Opéra Grand Avignon, Avignon.

"Dans la mesure de l'impossible"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Spectacle créé le 1er février 2022 à La Comédie de Genève.
Spectacle en français, anglais et portugais sur-titré en français et en anglais.
Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues.
Assistantes à la mise en scène : Renata Antonante, Lisa Como.
Traduction : Thomas Resendes.
Avec : Beatriz Brás, Isabelle Caillat, Baptiste Coustenoble, Adama Diop et Gabriel Ferrandini (musicien).
Scénographie : Laurent Junod, Wendy Tukuoka, Laura Fleury.
Musique : Gabriel Ferrandini.
Lumière : Rui Monteiro.
Son : Pedro Costa.
Costumes et collaboration artistique : Magda Bizarro.
Régie générale : Valérie Oberson et Michael Bouvier (en alternance).
Régie lumière : Étienne Morel et Serge Lévi (en alternance).
Régie son : Charles Mugel.
Habilleuse : Karine Dubois.
Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.
"Medo" d'Alain Oulman, interprété par Beatriz Brás d'après un poème de Reinaldo Ferreira
Durée : 1 h 50.

•Avignon In 2023•
Du 13 au 16 et du 18 au 22 juillet 2023.
Représenté à 16 h.
Opéra Grand Avignon, Avignon.
Réservations : 04 90 14 14 14 tous les jours de 10 h à 19 h.
>> festival-avignon.com

Tournée
Du ven. 11/08/23 au lun. 14/08/23 : Edinburgh International Festival – Edimbourg (Royaume-Uni)
Les 10 et 11 janvier 2024 : MAC - Maison des Arts, Créteil (94).
Du 18 au 20 janvier 2024 : Théâtre-Sénart - Scène nationale, Lieusaint (77).
Les 24 et 25 janvier 2024 : Château Rouge, Annemasse ((74).
Les 21 et 22 février 2024 : Le Rive Gauche, Saint-Étienne-du-Rouvray (76).
Le 01/03/2024 : Le Reflet - Théâtre de Vevey, Vevey (Suisse).
Du 12 au 15 mars mars 2024 : Le Grand T, Nantes (44).
Les 4 et 5 avril 2024 : Châteauvallon - Le Liberté - scène nationale, Toulon (83).
Du 17 au 25 avril 2024 : Teatro Culturgest, Lisbonne (Portugal).

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Dimanche 16 Juillet 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024